Avec son visage rond, ses lunettes qui le sont presque autant, il dégage une certaine assurance, mais toujours délicate. Celle de l’énarque de 57 ans qui travaille au cœur de la politique culturelle nationale et territoriale depuis 30 ans. Qui a cotoyé Jack Lang en 1988, au cabinet du ministère de la Culture, et participé au développement du Centre Georges Pompidou, à Paris. Cette expérience à Beaubourg lui rappelle d’ailleurs que le succès ne s’attrape pas en quelques semaines, ou même quelques mois. Précision utile dans ses nouvelles fonctions…
Jean-François Chougnet prend la tête du Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) mardi 16 septembre 2014 à Marseille. Fort de son aventure à la tête de Marseille Provence 2013, capitale de la culture, il entend profiter de la formidable liberté qu’offre ce musée national pour capitaliser sur son succès et sa notoriété, qui ont largement dépassé les frontières de la Méditerranée. Tout en n’oubliant pas de dresser le bilan de ses échecs.
« Je dois analyser tout ce qu’il s’est passé depuis quinze mois au Mucem. L’avantage, c’est que je ne suis pas complètement en terrain inconnu, explique-t-il à GoMet’, quelques heures après sa prise de fonction. C’est vrai que c’est le boulot un peu ingrat : on doit tirer les leçons des réussites et des échecs. Mais en même temps c’est excitant, surtout dans un secteur où l’on a pu constater une grosse attente. »
Les défis sont immenses pour un lieu qui a accueilli 1,6 million de visiteurs pour sa première année, mais qui peine encore à attirer les locaux : seuls 50% des visiteurs viennent de la région Paca, selon les chiffres du musée. Par ailleurs, 850 000 personnes ont visité les expositions. C’est le double de l’objectif espéré, mais ramené au nombre total de visiteurs, cela pose question. Deux grands chantiers s’ouvrent donc devant le tout nouveau directeur : ouvrir le lieu aux habitants du territoire de la métropole d’Aix-Marseille-Provence et offrir une véritable dimension métropolitaine au Mucem .
« Il n’y a pas de technique pour faire venir les publics, juge-t-il. Et je parle sciemment “des” publics, car le Mucem attire déjà des publics très diversifiés. Nous sommes un musée moderne, loin du cliché des salles sombres avec un gardien au bout de la salle, qui allume la lumière et l’éteint quand on sort. Malheureusement, c’est une caricature qui existe encore dans certains esprits, et ces gens-là ne vont pas au musée à cause de ces barrières psychologiques. S’il y a bien un établissement culturel qui rassemble, c’est le Mucem. Le musée n’est pas réservé à une classe sociale. »
Avant de débarquer à Marseille, Jean-François Chougnet a dirigé pendant quatre années le musée d’art contemporain de Lisbonne. Une ville qu’il aime « passionnément ». Et qui a forgé sa capacité d’adaptation.
« On a tendance à dire qu’à Marseille, c’est plus compliqué qu’ailleurs. Je me révolte contre ça. Nous avons des atouts exceptionnels ici, assure-t-il. Marseille n’est pas le seul endroit où il y a des spécificités. Certes, la politique culturelle locale ne se fait pas comme à Lyon ou à Paris, mais ces deux villes ont également leurs spécificités. Toutes les métropoles sont uniques. La chance que l’on a au Mucem, c’est d’avoir des missions moins cadrées, au départ, qu’un musée des Beaux-Arts, car nous sommes sur le champ des civilisations. »
Cette liberté, c’est un saut vers l’inconnu. Là où les collections classiques séduisent un public érudit, le Mucem fait le pari d’être intégré à la ville, à l’actualité, en organisant de nombreux évènements. « Ce qui est sûr, c’est que le Mucem est loin d’avoir montré tout ce dont il est capable. C’est un outil fabuleux, qui doit trouver un certain équilibre. » Notamment entre actualité et temps long, à travers des conférences, des animations pour enfants. Le Mucem a largement évoqué les Printemps arabes par exemple. Et en 2015, il offrira une mise en lumière sur la nouvelle scène culturelle tunisienne (danse, musique, théâtre…), issue de ces Printemps arabes. Jean-François Chougnet rassure : le succès d’un musée se construit dans la durée.
« Je suis arrivé à Beaubourg sept ans après l’ouverture. Au départ, les gens n’y croyaient pas. Et puis ce fut un gros succès, inattendu, et le musée a attiré des gens qui n’allaient pas vraiment voir des évènements culturels. Beaubourg a d’abord été adopté architecturalement, puis par les étudiants parce qu’il répondait à une demande, et ensuite nous avons eu une exposition à succès en 1986, consacrée à Vienne, soit presque dix ans après l’ouverture du musée… »
« L’exposition, c’est le Facebook du musée »
Le musée justement, en tant que passeur culturel, doit donner le temps aux citoyens de comprendre. D’analyser. De prendre du recul, témoigne Chougnet :
« Quand on parle musée, on le réduit souvent à ses expositions. Mais l’exposition, c’est le Facebook du musée. C’est immédiat, instantané. Et l’on est parfois moins sensible au travail de construction d’une collection, qui est très important, mais bien moins médiatisé. Je ne parle même pas des sujets pointus comme la restauration, qui sont essentiels car c’est ce qui maintient les œuvres intactes. Pourtant, quand on en parle, ça passione le public, comme les journées du patrimoine », s’amuse-t-il.
Et de citer, en exemple, l’exposition de Thierry Fabre, pour l’ouverture du musée : « le noir et le bleu, un rêve méditerranéen », qui s’attachait à décrire les subtilités de cet espace peuplé d’un imaginaire si particulier. Donner à voir la complexité du monde. Donner au public matière à réfléchir, à penser. « Dans un monde où règne l’immédiateté, les gens ont besoin de prendre du recul. On n’attend pas de nous d’être un lieu d’actualité », explique Jean-François Chougnet, dont la nomination par décret, le 10 septembre, a été décidée pendant l’été par la ministre de la Culture de l’époque, Aurélie Filippetti. Depuis, Fleur Pellerin l’a remplacée à ce poste. Mais s’il y a bien une chose qui n’a pas changé, c’est la restriction des budgets, dans un contexte de redressement des comptes publics. Jean-François Chougnet a-t-il reçu des assurances de ce côté là ?
« Les ministres successifs se sont bagarrés pour leur budget, c’est incontestable et on en est ravi. C’est normal. Quand on croit à ce que l’on fait, on défend son budget. Mais personne ne demande au ministère une mise à l’écart des efforts faits par l’État. Ce serait inconvenant au moment où l’on demande des efforts à tous ceux qui paient des impôts », confie Jean-François Chougnet. Qui ajoute : « Mais il faut aussi faire passer le message selon lequel la culture apporte des retombées et crée du lien social. C’est le meilleur argument pour une politique culturelle ambitieuse ».
Juste avant de partir, Aurélie Filippetti avait signé un dernier discours, pour annoncer que le « budget du ministère de la Culture serait maintenu pour les trois prochaines années ». Une manière de rassurer les acteurs culturels, après deux années de baisses consécutives à hauteur de 2%. « L’enveloppe 2015 est en train d’être arbitrée, assure Jean-François Chougnet, mais a priori, le budget de la culture va augmenter à nouveau. C’est une bonne nouvelle. Non pas pour des raisons corporatistes mais sous l’angle citoyen : une société en crise doit s’appuyer sur ses fondamentaux que sont l’éducation et la culture. Désormais, il faut faire mieux avec moins d’argent. »
« On va beaucoup se tourner vers le mécénat »
C’est la raison pour laquelle le monde de la culture, et en particulier le Mucem, se tourne vers le mécénat. Une solution qui a largement fonctionné sous l’impulsion de Marseille Provence 2013. Et que Jean-François Chougnet veut prolonger dans son musée.
« Nous allons beaucoup nous tourner vers le mécénat, détaille-t-il. Pour des raisons financières mais aussi de cohésion et d’élargissement de nos publics. En cela, MP2013 a été important. Les mécènes nous ont beaucoup aidés, en apportant 20% du budget global, mais aussi en étant des relais d’opinion. Quand les entreprises de la métropole demandent des billets pour leurs salariés, je suis ravi », estime Jean-François Chougnet.
Pour capitaliser sur le succès du début, les politiques ont-ils un rôle à jouer ? Leurs rivalités sont apparues au grand jour lors de l’opération MP2013. Et la future métropole d’Aix-Marseille-Provence, qui doit naître en 2016, cristallise toutes les tensions. Jusqu’à aujourd’hui, il n’existe pas de réelle cohérence culturelle à l’échelle du territoire.
« L’une des grosses difficultés de MP2013, c’était de construire un territoire qui ne s’était pas structuré sur la politique culturelle du territoire. C’est plus compliqué de faire cela à l’échelle d’une métropole qu’au niveau d’une communauté urbaine, cela parait évident. Or, nous avons fait des choses qui ne se faisaient pas spontanément. Faire là où tout avait déjà été fait, cela n’avait pas de sens. Il faut bousculer les habitudes », témoigne le nouveau directeur du Mucem, sans vouloir accabler les politiques, qui ont encore du mal à jouer collectif sur ce sujet.
« Les politiques ont un mandat et un calendrier électoral. Ils ont parfois les mêmes défauts que chacun de nous : ils sont persuadés d’être le centre du monde. Chacun défend sa boutique, c’est normal. Mais je trouve qu’ils ont largement joué le jeu pendant MP2013. On les imagine mauvais élèves mais ils ont tous répondu présents pour les financements. »
Reste peut être à mieux organiser ce dont dispose le musée, comme ces 35 000 objets souvent issus de la ruralité des régions françaises, transférés depuis le Musée national des arts et traditions populaires, qui a fermé en 2005 au bois de Boulogne. Ils contrastent avec l’identité très méditerranéenne du musée. Encore une fois, c’est une question d’équilibre, mais le nouveau directeur est confiant. « Il y a une formidable réponse du public. Nos collègues parisiens, de Lens ou du Centre Pompidou Metz nous envient beaucoup : nous avons un énorme enthousiasme du public, qui nous porte. Et ça ne s’invente pas. »
(Crédit photo : ©Benjamin Bechet)