Les « invisibles », premiers freins de la métropole
Si la métropole est un lieu privilégié d’échanges, ce n’est pas le cas pour tous. Minés par la précarité, l’exclusion, l’individualisme, les modes traditionnels d’échanges, de mixité et d’ascenseurs sociaux se sont effondrés dans des zones toujours plus nombreuses de l’espace métropolitain. Or la construction métropolitaine n’est pas qu’une affaire d’aménagement ou de gestion. La priorité d’une métropole n’est pas intrinsèquement son propre développement. L’être humain est au cœur de tout projet de société. La priorité est de donner une place à chacun dans un développement commun où chaque individu y trouvera un avenir. L’augmentation galopante du nombre d’abstentionnistes aux diverses élections est certes due pour partie à l’inadaptation et à la qualité de l’offre politique.
Mais elle est aussi très largement induite par la marginalisation sociale, les quartiers populaires étant en tête des scores d’abstentions. L’abstention de protestation existe, mais l’abstention due à la marginalisation sociale est majeure. Lorsque l’on n’a pas d’emploi, la socialisation diminue, l’intérêt pour la chose collective également. Les discussions entre employés autour de la machine à café créent le lien, la discussion, la confrontation de points de vue. Lorsque la machine à café sociale n’est plus là, le lien n’y est plus non plus. Tout ceci rétrécit le champ de vision des individus. La survie dans un univers confiné, sans mobilités, amène une tension, voire la violence lors de tout échange.
[pullquote]Il y aura une métropole hors sol, encore plus inégalitaire dont la dynamique même sera compromise.[/pullquote] Si nous ne traitons pas, d’urgence, le problème social, sachons qu’il n’y aura pas de métropole des exclus car les exclus ne se seront pas, de fait, dans la métropole. Ils n’auront pas plus d’avenir qu’avant, les jeunes n’auront pas plus de projets que ce soit à l’échelle du quartier ou de la métropole. Ils seront en dehors et leur vie se déroulera en dehors. Il y aura une métropole hors sol, encore plus inégalitaire dont la dynamique même sera compromise. Car ces « invisibles », même sans interaction avec les projets, pèseront pleinement sur ceux-ci. A l’instar de la « matière noire » de l’Univers, invisible, qui influe de manière majeure dans la dynamique des objets célestes, les « invisibles » de la métropole, seront des freins au dynamisme métropolitain tant qu’ils n’y trouveront pas leur place.
Les institutions et les pratiques politiques, seconds freins de la métropole
La faiblesse du renouvellement générationnel des maires est une contrainte pour toute évolution institutionnelle. Il ne suffit pas d’être un bon gestionnaire pour avoir une vision éclairée de la métropolisation. De nombreux responsables communaux sont élus de longue date. 52 % des maires de la future métropole en sont au moins à leur troisième mandat. Près de 20 % sont élus depuis plus de 20 ans, certains depuis 40 ans. Huit d’entre eux étaient déjà en place avant l’élection de 1995, et encore sans compter les transmissions dynastiques en ligne directe, maritale, ou vers des neveux. Constatant, dans les Bouches-du-Rhône, un « phénomène d’oligarchisation » peu propice au renouvellement du personnel politique local, le sociologue André Donzel considère que « les “outsiders” sont impitoyablement éliminés du jeu politique au profit des “héritiers”. D’où un faible “turnover” des responsabilités, en termes générationnels et socioculturels. Les inégalités dans l’accès au pouvoir confortent en aval une approche clientéliste de la demande sociale et une redistribution de plus en plus inégalitaire des ressources publiques. »
A l’aspect générationnel se superpose ainsi une certaine « consanguinité » sociale qui fige grandement les pratiques politiques et donc l’évolution institutionnelle. [pullquote] Le clientélisme a ceci de commun avec la corruption, qu’il favorise la rente au détriment de l’investissement. [/pullquote] Cet appauvrissement politique a favorisé le clientélisme, que l’on retrouve bien au-delà de Marseille même, car les formes du clientélisme sont nombreuses. Subventions aux associations, emplois publics, logements, mais aussi permis de construire, le clientélisme touche aussi bien les pauvres que les riches. Le clientélisme ne se nourrit pas du développement, mais du localisme défendu par trop d’élus. Le clientélisme n’est pas qu’un problème moral, ou un problème d’équité. Ce sont ses conséquences à long terme qui sont les plus graves. Le clientélisme a ceci de commun avec la corruption, qu’il favorise la rente au détriment de l’investissement. Tout le contraire de la conception d’une métropole.
La dépendance qu’ont aujourd’hui les communes envers les subventions départementales, notamment dans les Bouches-du-Rhône, plaide aussi pour un certain conservatisme. 50 % à 80 % des investissements de toutes les communes sont apportés par le conseil général. La crainte de voir disparaître à terme les départements urbains et leurs subventions renforce, évidemment, la tentation d’immobilisme.
Mais surtout, la difficulté institutionnelle vient de la volonté de ne pas comprendre que l’action simultanée et cohérente de deux niveaux d’action publique est nécessaire. L’un au niveau strictement municipal, qui a ses justifications, ses exigences, ses règles, ses intérêts. L’autre au niveau métropolitain afin de s’attaquer enfin à tous ces problèmes que subissent quotidiennement les habitants dont l’espace de vie a dépassé depuis bien longtemps les frontières communales. A deux niveaux d’action, doivent correspondre deux niveaux d’organisation, deux types de responsables politiques, deux déclinaisons de la démocratie locale. Chacun doit avoir sa place et tout cela doit être organisé de manière indépendante et intelligente.
A Lyon on invente, à Marseille on gère le possible
Tous ces conservatismes qui se font jour au sujet de la métropole se sont aussi manifestés lors des différentes phases de la mise en place des intercommunalités. Gérard Collomb, président de la métropole de Lyon, rappelle fréquemment que lorsque la communauté urbaine de Lyon « fut fondée, en 1966, hormis le maire de Lyon et de celui de Villeurbanne, tous les maires de ce qui allait devenir la communauté urbaine de Lyon y étaient défavorables. Puis, ils y sont entrés et, petit à petit, ils ont compris quelle force donnait la construction d’un ensemble plus grand ». Ce fut évidemment la même chose en 2000 lors de la constitution de la communauté urbaine MPM, la plupart des petites communes périphériques ayant manifesté leur souhait de ne pas intégrer la nouvelle structure. Six communes (Allauch, Plan-de-Cuques, Marignane, Cassis, Septèmes-les-Vallons et Le Rove) sont alors intégrées plus ou moins autoritairement par le Préfet Yvon Ollivier, dont le découpage global n’aura certainement pas été ni d’une grande cohérence, ni d’une grande vision d’avenir. Sur le fond, la vision institutionnelle de l’espace métropolitain aura toujours été le point faible.
Les milieux politiques semblent ici tétanisés par le changement induit par la création de la métropole. Jean-Claude Gaudin, qui en tant que maire de la ville-centre, devrait impulser la réflexion et les projets, affirme au contraire, que « le gouvernement va trop vite, trop fort, trop loin ». J’ai compris qu’il répondait certainement à la société civile, puisque, bien avant l’annonce même de la métropole, lors du second forum des conseils de développement à Marseille en 2012, j’exhortais les responsables politique à accélérer le processus : « Citius, Altius, Fortius ». Il est vrai que nous étions en année olympique. J’ignorais que nous devrions attendre une olympiade pour voir sortir la métropole de terre, et même deux olympiades, peut-on espérer, pour lui donner une légitimité démocratique par le suffrage universel direct.. »
Jacques Boulesteix
Retrouvez demain le second volet de la publication des extraits
> Rendez-vous : Jacques Boulesteix présentera son ouvrage à Marseille lors d’une conférence-débat avec Jean Viard. Lundi 11 mai à 18h. Librairie les Arcenaulx 25, cours Estiennes d’Orves – 13001 Marseille. Entrée gratuite mais confirmation : contact@editionsdelaube.com
> Référence : Jacques Boulesteix. Entre peur et raison. La métropole Aix-Marseille-Provence. Avant-propos de Jean Viard. Bibliothèque des Territoires. L’Aube. 221 p. 19,40€