Pourquoi lire ce nouvel épisode de la série «Les nouveaux mystères de Marseille » que Jean Contrucci élabore depuis plus de 12 ans ? Les lecteurs d’autres épisodes de la série tels « L’énigme de La Blancarde », « Le secret du Docteur Danglars » retrouveront avec plaisir les personnages principaux : Raoul Signoret, le reporter du « Petit Provençal » et sa sympathique famille, dont l’oncle Eugène Baruteau, commissaire central qui va prendre sa retraite en même temps que Clémenceau, dit le Tigre.
Mystère à la bastide
Deux pauvres tigres, justement, dès le premier chapitre, écharpés par un méchant taureau, ce qui mène le curieux reporter à « La Soubeyranne ». Cette construction du XIXème siècle est une fiction mais elle a bien des modèles autour de Marseille: de belles demeures sur les hauteurs pour se retirer au frais après une longue vie bien enrichie. Celle-là a belle allure, avec ses trois bâtiments: la bastide centrale où se terre une vieille femme, puis d’un côté « la ferme » réservée aux chevaux, et autres matériels. Enfin, à droite, l’autre bastion, mystérieusement fermé, ouvert seulement pour les nuits spéciales de ces messieurs, avec sa folle décoration khama-soutrique, et un appareil photographique révélateur de leurs turpitudes. Les vases chinois sont heureusement aussi blessants que magnifiquement émaillés. Ici, méfiez vous des femmes: la belle Gianna porte sur le visage la marque poilue de sa duplicité et dans son panier de lingère de curieux vêtements. La faible dame de La Bastide est atteinte d’une monomanie qui peut la rendre fort énergique par moments.
Le couple policier/journaliste
Les nouveaux lecteurs découvriront les caractères différents mais complémentaires de Raoul et d’Eugène: le neveu acharné et imprudent, l’oncle réfléchi et débonnaire… Et leur complicité fructueuse quand il s’agit de comprendre un mystère et de permettre à la clarté et à l’ordre de revenir. Raoul Signoret a le chic pour se mettre dans des situations dangereuses: à deux reprises, on croit le perdre! Un couteau, un fusil, mais heureusement il a fait de la boxe française et un balayage de la jambe droite, ou un revers jambe arrière peuvent le sauver. Il parle parfois trop vite, n’écoute pas assez et coupe la parole en perdant la révélation opportune. Il a aussi l’imagination fertile et entraine le lecteur dans des suspicions qui ne tiennent pas debout. L’interprétation du message du pochard Delclos, pas bien fort en accord de participes passés: « ses mois qui les tués» va l’égarer longtemps! Mais Eugène, son oncle est là, heureusement, avec son réalisme, son jugement factuel et son style imité du classique le plus sévère du XVIIème siècle: Boileau.
L’alliance entre policiers et journalistes est, parait-il, une spécialité de Marseille. Plus habituelle, la constitution de couples par les auteurs de romans policiers : des couples masculins en général, mais attention, ce ne sont pas ici des « chevaliers de la prostate » ! Ils sont entourés de femmes futées et excellentes cuisinières, et d’enfants joyeux, choyés. Auxquels on prend bien soin de ne pas révéler les horreurs qui préoccupent les adultes qui les entourent.
Pédophilie
Aussi, par contraste avec la vie d’Adèle et Thomas Signoret, le sort des trois malheureux enfants assassinés que l’auteur aborde ici, force le pathétique. L’horreur est là : on frise parfois l’écoeurement à la suggestion des abus sexuels qu’ils peuvent subir. L’enfance maltraitée, abusée, c’est un thème porteur. Peut-être aujourd’hui plus encore qu’hier, malgré le développement des medias qui peut gorger notre imaginaire de spectacles terrifiants. Oui, l’enfant, le minot, a conquis encore davantage de droits et de sollicitude pendant le siècle. D’où le suspens anxieux, et le choc de certains détails telle, même en latin, la description de la forme géométrique prise par l’anus d’un petit garçon sodomisé.
Evidemment, le désir de justice s’empare du lecteur et le mène rondement de chapitre en chapitre vers la révélation finale qui pacifie l’esprit. La petite Antoinette a bien été violée et tuée en 1896, et les deux enfants sans papier, après avoir été exploités, ont bien été assassinés. Cependant les circonstances sont moins affreuses que celles qu’on imagine longuement. Justice est faite à la fin du livre. Les méchants sont ou seront punis. Ames sensibles, vous pouvez dormir.
Ce qui est toujours plaisant, dans l’œuvre de Jean Contrucci, et qui donne à ce roman sa particularité souriante, c’est l’histoire, la géographie, les réalités marseillaises passées, dans lesquelles l’auteur nous fait vivre.
Séïsme et tsunami
On est en 1909 et cette année-là n’a pas été choisie par hasard : elle est fertile en évènements grands ou minuscules: un tremblement de terre le 11 juin qui détruit Lambesc et sa région, que l’on ressent avec épouvante à Marseille… Le tsunami de Messine qui a fait 200 000 morts l’année précédente est encore dans les mémoires. Un nouveau sifflet accordé à la police de Marseille : il n’a plus de roulette et laisse entendre un « ré » strident et prolongé, ce qui permet d’espérer moins de bavures en cas de besoins de secours. L’agent Thiriet, ce « manchot plus dangereux que les Apaches» selon son commissaire en colère, ne blessera plus ses collègues ou les passants.
Un besoin de main d’œuvre immigrée est légitimé par la prospérité de grandes entreprises telles Fournier, fleuron de la production de la moitié des bougies françaises. Ou Electrométal qui, avec les Filatures et Tissages de Marseille, empuantissent a Capelette. Les «tanières des Babis» où sont logés les italiens du sud se trouvent dans l’ancien Boulevard des vignes, rebaptisé plus tard du nom de résistants: Fifi Turin et Antoine del Bello. C’est là que Signoret viendra rechercher les traces des pauvres minots.
La circulation se fait encore en tilburys, en fiacres, avec la Société Decanis même si les transports collectifs et motorisés se développent. Le tramway cumule 149 km de voies. On s’intéresse aux débuts de l’aviation: Blériot traverse la Manche. On peut voir à Rive Neuve, près du Carénage, «le canard» d’Henri Fabre, premier hydravion qui s’envolera l’année suivante sur l’étang de Berre pour une formidable course de 300 mètres de longueur à 5 mètres d’altitude. La vie culturelle et sportive marseillaise en ce début du XXème siècle évoque des actrices telle Sarah Bernard jouant L’Aiglon au Théâtre du Gymnase ou Colette Willy qui a excité, avec ses jolis seins, les journalistes du « Petit-Provençal ». Espitalier, le critique musical s’emporte contre le chanteur Caruso. Et le football, déjà la passion: « Marseille fabrique des footballeurs marseillais avec tous ceux qui lui tombent sous la main. » Cette année-là, ce sont les Napolitains et les Suisses qui tombent bien quand il s’agit de taper dans le ballon rond sous l’étiquette « Stade helvétique de Marseille ». Ils s’entrainent sur un nouveau stade perdu près de l’Huveaune et de la plage du Prado.
Colonisation Surtout, la colonisation française bat son plein, et notamment en Cochinchine. Les fortunes qu’on y fait, les titres de gloire qu’on y acquiert aisément, cette page de l’histoire nationale explique peut être le comportement relâché des anciens cadres ou officiers des colonies, fumeurs d’opium et friands de proies sexuelles. Pas vraiment une aubaine pour les Saint Aubin car on peut aussi contracter aux colonies des maladies terribles et y perdre ses enfants. Monsieur et Madame « de » Saint Aubin vivent à la Soubeyranne, au dessus de Château Gombert. Raoul Signoret circule entre la place de Lenche, où il habite avec « la Pythie du Lacydon», son épouse, et le vieux village, entouré de ses belles bastides. Par là, Marseille s’élève vers le massif de l’Etoile, qui abrite les Grottes de la Loubière. Grandes salles où l’on ne peut pénétrer que par un passage étroit, où les humains ont vécu voici des milliers d’années, et dont les débris se trouvent dans les musées. Mais, cette fois, derrière les parois que l’on vient de murer, il y a des cadavres tout à fait récents. Mystère dans la sombre grotte. Panique au village. Enquête et soupçons. Dans cette atmosphère viciée, les pures joies sont pour la langue: langue parlée et langue qui goûte.
Joies de la langue.
Langue qui goûte car le lecteur participe à des agapes plus mémorables que légères, bien arrosées. On y perdrait presque le fil des révélations que les convives se font en conversant au cours des repas. Pensez à accompagner d’un viognier couleur topaze venu de Montmirail vos rougets tartinés de tapenade, avant la tarte amandine aux figues du dessert. Quant au poulpe, n’acceptez que celui qui a deux rangées de ventouses et a été pêché « à la mummarella ». Cette technique n’a-t-elle pas à voir avec celle que le vieux commissaire a expérimentée tout au long de ses enquêtes pour capturer ses proies en douceur ?
Langue qui parle car les expressions marseillaises sont aussi savoureuses que les mets et les vins qui nous allèchent au fil des pages… Un tel fait un « mourre » : il fait la gueule ; l’autre cherche « garouille » : il cherche la dispute ; les ivrognes sont « niasqués », les situations partent en « biberine » quand elles dégénèrent. Et des « Hé bé… » avant les réponses…Tant de termes sonores pour désigner les choses de la vie. L’accent du midi vient se poser dans les oreilles en même temps que les yeux déchiffrent les mots, quand ce n’est pas le nez qui s’en mêle: farigoule pour le thym, biasse pour besace, ratepenades et cacarinettes pour petites bêtes familières…
Dans ce livre on découvre justement une graine qui ressemble à une grosse coccinelle…Et elle n’a rien de charmant comme ces insectes qui font la joie des enfants…Plusieurs noms la désignent, dont celui de «haricot paternoster » car on s’en sert pour faire des chapelets, pour des prières. Attention…les grains rouge vif de l’abrine, « c’est très joli à l’œil, mais il faut éviter de sucer ses doigts après avoir marmonné ses patenôtres, sauf si tu veux grimper au paradis direct ! » Un roman policier qui peut plaire au nord autant qu’au sud.
Catherine Fleury
L’Affaire de la Soubeyranne. Jean Contrucci, Editions Lattès Mars 2015