Rencontrer Philippe Pujol, c’est un peu comme lire ses papiers. Après des bribes de douceur, on prend quelques coups. On est un peu sonné mais ce n’est jamais gratuit. Le garçon a le goût de l’incise, précise, chirurgicale : « Quand j’écris, on ne s’attend pas forcément à quelque chose après la première phrase. Mais à la deuxième tu prends une baffe, y’a un côté choc », indique-t-il, en plein promo pour son livre « French Deconnection », qui sort le 6 novembre chez Robert Laffont (en coédition avec Wildproject). À l’intérieur, une version augmentée (non caviardée) de ses reportages parus dans « la Marseillaise », qui témoignent de sa plongée dans les quartiers de Marseille, à la rencontre des minots et du trafic de drogue.
Des guetteurs aux parents inquiets, des gros bonnets aux politiques, il raconte tout ce carnaval romanesque, sur fond de drame social, en évitant les leçons de morale. Une performance saluée par la presse. Et surtout une immersion sans ambage qui lui a valu de remporter le prestigieux Albert Londres en 2014, presque par hasard, lui, le « simple » fait-diversier local, qui n’y était pas prédestiné. « Sans les localiers, il n’y aurait pas d’info », se plait-il à répéter, comme un pied de nez aux grands reporters auxquels le prix est en quelque sorte réservé.
« Je suis un raconteur d’histoires parce que j’ai baigné dedans depuis tout petit. Ma mère est Corse et là-bas, on sait poser un décor. J’ai la culture de l’histoire », remet-il, entre deux interviews radios. « Pour moi, c’est la première fois que je fais de la promo, donc je le prends à la rigolade, surtout que ça prend bien. Mais je comprends les acteurs, chanteurs, qui doivent répéter toujours la même chose… », fait-il semblant de se plaindre.
Internet, les gamers et le reportage de terrain
Philippe Pujol est passé de l’ombre à la lumière, puis à l’ombre encore. Depuis son célèbre prix, il est au chômage, mais s’en accommode : il cherche, fouille, échange, bref, il continue de faire son boulot de journaliste, sans rentrer dans les cases. « Il y a dix ans, quand on avait Albert-Londres, on avait un bon poste dans un bon canard instantanément. Et aujourd’hui, plus rien, on vous félicite seulement. Je ne suis plus un malléable », résumait-il au détour d’une interview pour « La Montagne », en marge du festival Journalisme et société à Vichy. « Ce qui est vrai, c’est que je ne suis plus vraiment prêt à tout écrire. Mais si on me demande de faire des brèves, je les ferai quand même, il faut savoir faire des concessions », estime-t-il, modeste.
Car avant de juger, d’attaquer ou de remettre en cause la presse, sévèrement critiquée du côté de Marseille, il faut se rappeler une chose : il y a le journalisme mais aussi les conditions d’exercice des journalistes, de plus en plus précaires. En dix ans à « La Marseillaise », Pujol a pu assister à la lente et violente recomposition de la presse, la remise en question de son business model, la course à l’actu, la mode fugace du « tous journalistes », l’hystérisation engendrée par l’abondance d’informations sur le web, à laquelle certains journalistes papier n’ont pas su répondre. Mais aussi l’émergence de nouveaux formats :
« J’étais là à la création du premier site internet de “la Marseillaise”, se remémore le journaliste. C’est moi qui gérais les pages Marseille notamment. Entre temps, ça a bien bougé. Aujourd’hui, je crois beaucoup aux articles dits ‘paralaxe’, sur de longs formats, qui permettent de bien raconter les choses. Je pense qu’il faut revenir à une forme de linéarité qui plaît au public. Le web docu par exemple, ça reste un truc d’initiés, même si certains sont géniaux. Si tu mets ça à ma mère, elle ne comprend rien. C’est pour les gamers… »
L’important, c’est de ne surtout « pas rester vissé à son bureau ». D’aller à la rencontre, sur le terrain. Le journaliste est avant tout celui qui fait l’info, qui la trouve : « Ce que j’aime dans le journalisme, c’est que tu peux aller voir un préfet et un clochard dans la même journée, tu touches toutes les couches sociales, au plus près du réel ». Alors Pujol traîne sa longue silhouette, son nez de boxeur, le sac en bandoullière, sans se prendre au sérieux pendant dix ans. Il débute en stage à « La Marseillaise », fait du faits-divers sans aimer ça, après avoir débuté comme agent de sécurité, sa première immersion chez les voyous.
« Cette ville, ce sont les bourgeois du Sud qui la font »
On aurait pu penser que le Prix Albert Londres lui monte à la tête, qu’il soit animé par un désir de vengeance après des années de galère, mais c’est tout l’inverse. À bientôt 40 ans, ce qui apparaît comme une consécration n’a pas changé le bonhomme. Pour cet entretien, il accepte, décale une première fois, puis une autre, et prend finalement deux heures pour revenir sur les origines de toute cette histoire, loin des clichés et des constats misérabilistes qui collent à la ville. Dans sa bouche, elle rayonne souvent, dans sa lumière comme dans sa cruelle réalité : « On entend souvent que Marseille est une ville d’Arabes et d’immigration mais c’est en partie faux. Cette ville, ce sont les bourgeois du Sud qui la font, c’est une ville de petits bourgeois cathos. Et Jean-Claude Gaudin en est l’incarnation », confie-t-il.
Lire “Au MuCem, Michel Peraldi déconstruit les clichés sur Marseille”
[pullquote]« Les cités, finalement, tu y rentres assez facilement : tu te fais insulter, c’est emmerdant, mais tu rentres ».[/pullquote]
Une ville où s’entremêlent les réseaux et les mystères. Mais aussi une ville où les intérêts bien compris dépassent les clivages traditionnels, dans ces « cercles » où l’on se retrouve autour d’un aïoli pour jouer aux cartes et défaire les ambitions des uns et des autres. Outre le fameux Cercle des Nageurs de Marseille, prisé de l’élite marseillaise, le Cercle des Boulomanes par exemple, dans le 5e arrondissement de Marseille, où se retrouvent au mois de juin les pontes politiques, Jean-Noël Guérini et Jean-Claude Gaudin en tête. « Ce sont des réseaux où y’a plus de botox que d’anxyolitiques », s’amuse Pujol. « Les cités, finalement, tu y rentres assez facilement : tu te fais insulter, c’est emmerdant, mais tu rentres. Mais ces réseaux là sont beaucoup plus opaques… ».
La Belle de Mai, les prolos et les cigarettes Disque Bleu
Cette approche quasi scientifique, Pujol la tient peut être de sa formation. Avant de débarquer dans le journalisme, il fut informaticien, diplômé de biologie. Il en avait d’ailleurs tiré un mémoire. Avant de faire un documentaire sonore actuellement projeté au Muséum d’histoire naturelle de Marseille sur le bombardement de son quartier d’enfance : « Quand j’étais minot, je pensais que c’était les Allemands qui l’avaient bombardé. En fait, c’était les Américains », rigole-t-il maintenant. Fils de fonctionnaires à la douane, Pujol a usé ses vieux jeans sur la voie ferrée proche de la Belle de Mai, quand tout était encore ouvert. Une enfance pas malheureuse, « à skater et faire les cons » avec les copains : « On mettait des clous sur les rails pour que les trains passent dessus. Juste en-dessous, on était entourés de toxicos qui se piquaient dans le tunnel », se souvient Pujol.
Dans ce quartier de la Belle de Mai des années 80, – celui d’avant la Friche avec un F majuscule -, Pujol va au collège et cotoie tout le monde, juifs et arabes, corses et comorriens, qui se mélangent ou du moins vivent ensemble, sans esprit communautaire : « C’était un quartier de prolos, d’ouvriers, mais pas un quartier de chômeurs comme maintenant. Tout le quartier s’est paupérisé à une vitesse impressionnante, notamment après la rénovation de la Rue de la République… », constate-t-il, amer. Terminés les jeux entre potes, les commerces de proximité et les femmes ornées de casques anti-bruit qui, dans l’usine d’à côté, coupent des cigarettes « Disque bleu » de deux mètres de long dans une cacophonie sans nom.
« Avec la capitale de la culture, on a eu en un an ce qu’on doit avoir tous les ans »
Comment voit-il la transformation relative opérée par la capitale européenne de la culture ? « Le point positif, c’est qu’il a au moins permis aux Marseillais de revenir dans la rue et d’arrêter de penser ‘Kalachnikov’ », disait-il à Vice, qui l’avait interrogé pour la première fois il y a déjà quelques mois. « En soi, Euroméditerranée est un beau projet de réhabilitation car ils rendent le littoral aux marseillais », confesse Pujol. Gamin, il avait d’ailleurs l’habitude de se baigner sur la digue du large, pêcher quelques poissons près du port autonome. « On avait accès à la mer à l’époque. Après, Gaudin l’a fermé », peste-t-il. En bossant sur le terrain, il a pu voir l’arrière-boutique, derrière l’image. « La capitale de la culture, finalement, c’est une escroquerie. Le MuCem est arrivé au milieu de l’évènement… Gaudin n’en voulait pas au départ. Il veut du classique, du chrétien… Il a tout fait tout pour ça ne se fasse pas. Ce n’est qu’après qu’il s’est félicité du projet ». Pour lui, l’année 2013 a seulement été une année « normale » pour la culture. « On a eu en un an ce qu’on doit avoir à Marseille tous les ans ».
Car derrière la com’, la vraie question reste l’accès à la culture pour le plus grand nombre. « Le problème des quartiers, c’est pas le bati, qui déjà en soi pose question, mais c’est la mobilité. Comment on sort des quartiers ? Comment on bouge ? », se demande Pujol, qui continue d’arpenter les cités et a gardé de nombreux contacts là-bas. « Une fois que t’as changé les fenêtres des immeubles grâce à l’ANRU (Agence de rénovation urbaine, ndlr), tu fais quoi ? Ok les gens ne se gèlent plus, mais rien n’a changé. C’est d’une facilité absolue… ». A la Rouvière par exemple, dans le 9e arrondissement, les bâtiments sont abimés. Et pourtant, il n’y a pas de problème. La population se divise entre retraités et étudiants de Luminy. « Ce qui prouve que c’est bien un problème d’avenir. Les gamins, ils sentent bien le plafond de verre. Certains font leur vie en dessous. Mais très peu se disent que c’est possible de s’en sortir ». En dix ans, il a vu beaucoup de choses. Tous les profils. Des mauvais gars, – « il sont très peu, mais c’est sur eux que tout se focalise » -, mais surtout des gens fragiles. « Les frères Bengler qui sont présumés assassins, ce sont des gros tarés à la santé psy plus que moyenne. Mais surtout ce sont des gens vulnérables ».
La Corse, les minots et la baracca
Mis à part ces cas exceptionnels, la vie là-bas reste également celle d’ados désoeuvrés : « Partout, les ados sont désoeuvrés, c’est l’âge, alors qu’il y a des stades, des associations. S’ennuyer, c’est important aussi, mais eux ne peuvent pas se le permettre. La vraie différence, c’est que ces gamins là pensent qu’il n’ont pas d’avenir ». Toutes les formations de coiffure, par exemple, se situent dans les quartiers Sud. Impossible d’y aller pour ceux ou celles qui veulent se former. « Il faut permettre le mouvement, pas simplement physique, également dans les mœurs. Il faut qu’on accepte de voir les minots du nord arriver dans le centre sans penser qu’ils arracheront les sacs des vieilles dames », juge-t-il. Pour cela, il faut des raisons de se déplacer. Que ceux du sud aillent vers le nord. « Si tu mets un aquarium ou une grande piscine, il faut la mettre dans le nord, que tout le monde aille voir ces quartiers ! », espère Pujol.
Pas de doute, il aime sa ville. Tente de la restituer dans sa vérité, sans tomber dans la fatalité. « On pleure sur ces gosses et on oublie de dire qu’ils sont rigolos comme tout le monde. Ce sont des petits cons comme ailleurs, sauf que l’environnement les change », veut-il croire. À « La Marseillaise », il a souvent couvert les fêtes de quartier, celles où tout se passait bien. « Mais ça n’intéresse pas les lecteurs ». Eux préfèrent le spectacle, le sang et les larmes. Ce que les médias n’hésitent pas à leur donner d’ailleurs. Une chose est sûre, cette ville change. Encore beaucoup d’histoires à raconter pour Pujol. Et quand on parle d’histoires, la Corse n’est jamais loin. « J’y retourne souvent. Les corses sont comme les marseillais, ils demandent toujours ‘d’où tu es’ ? Je me sens corse, d’ailleurs j’aurais préféré m’appeler Benedetti, c’est le nom de ma mère. En corse, ça donne baracca, c’est comme ça qu’on me surnomme sur l’île, baraque ». Baracca, comme la chance ? « Non, ça veut dire costaud. Ou maison ».
« French Deconnection » sort le 6 novembre aux éditions Robert Laffont, en coédition avec Wildproject.
(Crédit photo : Benjamin Geminel)