Les graffiti ne conduisent pas toujours à leurs auteurs, pour les non-initiés du moins. Car l’artiste est furtif en milieu urbain. Comme une ombre qu’on ne percevrait qu’à travers son blaze – son nom d’artiste – et ses fresques souvent jetées à l’initiative d’un crew – un collectif – sur une façade, un train, un pont, un panneau de chantier ou encore le rideau d’un commerce. Des cailloux, plus ou moins gros, disséminés dans la ville. Imposés au regard de passants qui ne font pas toujours la distinction entre les œuvres, parfois nées après des heures de travail, et les tags dit « vandal » comme balancés pour marquer un territoire.
À Marseille, le mai 68 du graffiti aura lieu au 21e siècle
Inspirés par les gangs newyorkais sévissant dès les années soixante dans les métros américains, les tags et graffiti ont débarqué en France à l’occasion de mai 1968 : les contestataires s’en sont alors emparés pour griffer (graffiti vient du latin graphium « éraflure ») leurs revendications à la face de l’État. Un vent de liberté qui n’a semble-t-il atteint les côtes marseillaises qu’à l’aube des années 1980 : « Premiers tags en 1983, invasion du centre-ville dans les années quatre-vingt-dix, premiers crews, premier métro peint en 1991… à partir de 1993, les premières amendes, aussi ». Ainsi le territoire phocéen est-il entré dans la danse, avec un temps de retard. Ailleurs, tags et graffiti ont en effet investi un nouvel espace : le street art. À la bourre encore, Marseille et la Provence semblent s’y mettre.
« C’est dans l’air du temps ! Mélange de matières, de techniques, de supports, d’outils : l’art du graffiti s’est finalement nourri des nouveaux médias, notamment numériques, pour se renouveler. Le street art s’exprime aujourd’hui de manière interdisciplinaire », explique Karine Terlizzi, initiatrice en 2009 de l’association Juxtapoz, consacrée aux arts urbains.
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Originaire de la banlieue parisienne, la jeune femme est arrivée à Marseille au tournant des années 2000. À travers ce double itinéraire, elle a apprivoisé la scène urbaine du territoire et en a d’abord identifié les carences. Ces dernières sont finalement devenues le moteur de son parcours dans le 5e puis dans le 1er arrondissement : « Après avoir enchainé les petits boulots, j’ai cherché à travailler dans l’événementiel et la culture. Face aux portes désespérément closes, un ami m’a encouragée à monter ma propre structure ».
Dès 2010, l’Atelier Juxtapoz ouvre ses portes aux nombreux artistes en mal de lieux d’exposition, de diffusion et de création : « C’est suite au passage de graffeurs marseillais que je me suis rendue vraiment compte qu’il pouvait être intéressant de développer ce projet autour de la culture urbaine ». Sauf qu’ici, il n’est pas si simple de faire valoir cette pratique récente et inadaptée aux schémas classiques. La jeune femme se réfère alors à Paris. Où cela bouge.
Marseille-Provence 2013 : un tremplin pour l’art urbain
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À Marseille aussi, on commence à bouger. Sur l’impulsion croisée d’une vague de jeunes graffeurs marseillais très motivés et d’une génération de trentenaires désireuse de plus de stabilité, le street art fait son show devant le grand public, noue des partenariats avec les commerçants, s’expose dans les galeries : Association d’idées, David Pulskwa, Backside Gallery et UnderArtGround. Ce dernier concept store, en plus de promouvoir les jeunes artistes locaux, inscrit le graffiti à l’agenda des événements liés à la culture urbaine, organisés aux abords du Panier : « Le graff vient de la rue mais intéresse de plus en plus de gens. Il faut donc permettre à ce public d’accéder à la scène urbaine, aux artistes et à leurs œuvres », explique Julien, cofondateur de l’enseigne en 2012.
L’année 2013, capitale européenne de la culture, donne finalement la visibilité nécessaire à ces initiatives très confidentielles. Le Mur-Marseille, idée importée de Paris, The Street Art Show dans la galerie Saint-Laurent, les Chroniques de Mars I et II au Mucem, le Circuit des galeries d’art contemporain et du street art ou encore le Street Art Festival sur le Cours Julien : les événements liés à l’art urbain se multiplient dans la cité phocéenne Mais pas seulement. Aubagne organise depuis 2013 le festival Chaud dehors, consacré aux arts de la rue. Istres leur offre ses avenues, le temps d’une journée, lors des Fêtes annuelles. Le Salon méditerranéen d’art contemporain (SM’ART) à Aix-en-Provence a ouvert sa 10e édition au street art. Bref, la culture urbaine se partage entre le désordre des rues et l’ordre des festivals et autres galeries.
Reconnaissance des institutions
L’État et les collectivités locales formalisent peu à peu l’existence de ces nouvelles pratiques jusqu’alors hors cadres. Ainsi la municipalité de Marseille a accordé en 2013 une subvention de 1 500 euros à l’association Juxtapoz : cette somme a permis de mener à bien le projet Le Mur-Marseille, galerie à ciel ouvert située à l’angle de la rue Crudère et du Cours Julien, dans le 6e arrondissement de la ville. Le conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) a lancé au premier semestre 2014 un appel à projets intitulé Les Cultures urbaines et innovantes :
« La Région observe depuis quelques années l’émergence de nouveaux acteurs culturels marqués par le renouvellement des pratiques de création et par l’apparition de nouveaux territoires artistiques et culturels. (…) Cet appel à projets a pour objectif de mieux prendre en compte les formes d’expression dans le champ des cultures urbaines et des pratiques innovantes et numériques. »
Dans son Catalogue des subventions 2014, le ministère de la Culture et de la Communication consacre également un dispositif aux « Arts de la rue ». Des gestes d’ouverture que les initiateurs privés et les artistes perçoivent encore inégalement selon les localités.
Aix-en-Provence : l’art du street art « chic et sage »
« Il faut que la pratique reste très calibrée à Aix-en-Provence ! », affirme Lili B. Résidante aixoise depuis une dizaine d’années, la jeune femme vient d’installer son atelier à Marseille. Elle y pratique essentiellement le collage, notamment avec les graffeurs « vrais de vrais ». Comprenez : les « purs et durs qui savent courir vite ». À cheval entre les deux villes rivales, elle ne peut que constater le creuset grandissant entre le dynamisme marseillais et l’immobilisme aixois : « Il y a plusieurs freins à l’expansion du street art à Aix : la difficulté à trouver un local, l’élitisme ambiant, le manque de volonté politique ». Aux oubliettes le Mur qu’elle souhaitait ainsi lancer ici, avec d’autres artistes !
Des initiatives voient tout de même le jour : la galerie de l’École de design (ESDAC) organise des expositions et, avec la participation amicale des commerçants, la rue Aumône-Vieille s’éveille, toute une nuit, aux créateurs et aux artistes, chaque trimestre. Mais ces tentatives très locales et très privées peinent souvent à trouver un second souffle. À prendre une autre dimension. Un public susceptible d’être intéressé par le street art semble pourtant s’épanouir sur ce territoire. Il suffit, pour s’en rendre compte, de regarder du côté des disciplines voisines : les musiques électroniques et les arts numériques, à travers l’engagement de l’association Seconde Nature, offrent depuis 2007 de nouvelles sources d’inspiration aux artistes. Et, à l’occasion de l’événement Chroniques des mondes possibles, nourrissent l’imagination du grand public. Quant à la bande-dessinée, elle fera en 2015 sont festival à Aix-en-Provence, pour la douzième année consécutive. Juste de quoi garder espoir : « J’envisage un jour d’ouvrir le pendant aixois de l’Atelier Juxtapoz de Marseille », s’enthousiasme encore Lili B. La jeune femme cherche toujours des espaces publics sur lesquels s’exprimer. Alors que l’année capitale est passée, elle court toujours. Et, à trente kilomètres de là, le street art marseillais semble tranquillement prendre son envol.
(Crédit photo : Atelier Juxtapoz)