Putain de mes deux, de mes trois, de mes quatre… Ils ont saccagé nos rires d’ados attardés, de post soixante-huitards incorrigibles, d’insoumis promus cadres pour mieux nous encadrer. Dans ce champ de désolation et de désillusion, il ne restait plus qu’eux. On les lisait souvent aux chiottes, en se disant que, merde, ils y allaient encore fort. Ils étaient surtout notre mauvaise conscience, nos empêcheurs de s’assoupir en rond entre assurance vie et livret d’épargne logement.
Là où nous sévissions, on nous traitait de vieux machins quand on dégainait un Reiser, un Cabu, un Charb, un Wolinski. Les interdits de Plantu ne faisaient rire que nous. J’entends encore les « oups » ou les « oh la » lorsqu’on claquait la gueule d’une grivoiserie les nouveaux bien-pensants du journalisme, ceux qui se calfeutraient derrière les faits ou la priorité à l’info, plutôt que d’avoir à risquer un commentaire, une humeur, un sentiment et surtout d’avoir à porter la plume dans la plaie.
[pullquote]Ils étaient des mélancoliques.[/pullquote] Plantu – à qui je souhaite longue vie – me racontait que lorsqu’il était allé voir Jean-Marc Reiser agonisant d’un méchant cancer des os, il avait découvert avec tristesse que le créateur du « Gros dégueulasse » venait d’être amputé d’une jambe pour tenter de freiner l’appétit féroce des métastases qui l’emportaient. « C’est con dit Reiser à Jean, Cabu vient de m’offrir une paire de Santiags ». Ils étaient comme ça ces mecs, des mélancomiques selon le bel adjectif inventé par le poète Jules Laforgue.
[pullquote]Et le dessin de Gaudin s’en est allé. [/pullquote] Ce même Plantu qui lorsque Gaudin draguait les suffrages du Front National avait dessiné le futur maire de Marseille, alors président de la Région, devant une école ouvrant un imper, à la manière d’un exhibitionniste, sur les revers duquel il y avait les étiquettes FN et UDF. J’avais dit à Jean que la charge était un peu lourde. Il avait hésité et puis d’un ton léger il m’avait répondu « on s’en fout un peu non ? » Et le dessin de Gaudin s’en était allé avec les mouches qui volaient autour de l’élu et qui sentaient pas bon.
En ce début d’année c’est tout cela qu’ils ont fauché les trois fadas de la Kalach, les excités du bocal comme disait De Gaulle, les naufragés de l’esprit. Il va falloir relever la pointe de nos crayons et de nos plumes au nom de la libre expression. C’est le service minimum que l’on doit à ceux qui se sont envolés sur Libert’Air.
Hervé Nedelec
(Illustration : la Une de Charlie Hebdo de demain mercredi 14 janvier 2015)