Jean Benoît Zimmermann, polytechnicien atypique (promotion 1970) a deux vies : celle du photographe adepte de clichés très graphiques, porteurs de sens, celle de l’économiste, docteur en économie appliquée de Paris IX Dauphine, directeur de recherche au CNRS.
Après une enfance et une adolescence en Lorraine, des études scientifiques et un passage par le cinéma militant (cinéma politique), sa carrière de chercheur s’est poursuivie à Marseille. Il est venu ici dans les années quatre-vingt-dix et a participé aux travaux du Greqam (Groupement de recherche en économie quantitative d’Aix Marseille, UMR 7 316) conduits par Louis André Gérard-Varet, un pionnier de l’évaluation des politiques publiques. En économie géographique, il s’est intéressé au développement des agglomérations, et notamment de l’agglomération marseillaise. Il fut un des premiers économistes à travailler sur les logiciels libres, ouvrant des réflexions qui prennent tout leur sens avec Internet. Il s’intéresse en effet aux “communs intellectuels”, les Creative Commons et la musique, les médicaments antipaludéens, le rôle des contributions volontaires dans le fonctionnement des associations et les communs sociaux.
Il vient de sortir un livre, Les communs, Des jardins partagés à Wikipedia paru aux éditions Libre & solidaire , collections 1 000 solutions, (16 €) qui est une synthèse de ses travaux et un guide pour comprendre cette économie qui va des jardins partagés à Wikipedia, des AMAP aux monnaies locales.
« Les communs ne sont pas, lit-on sur la quatrième de couverture, comme certains de leurs détracteurs les qualifient, une naïve utopie débouchant sur une indescriptible pagaille dans laquelle chacun n’agirait qu’en fonction de son intérêt propre. Un commun, c’est aussi une gouvernance s’appuyant sur une structure et un système de règles, produites collectivement et acceptées par tous avec, pour chacun, des rôles différenciés en termes de droits et de responsabilités. Cet ouvrage a été rédigé avant la pandémie de la Covid 19. Or, par-delà le repli sur soi et la peur de l’autre, la crise sanitaire a aussi donné lieu à de magnifiques initiatives de solidarité et d’action collective. Elle a rappelé à quel point la problématique des communs, qui ouvre une troisième voie, hors de la dualité État/marché, est plus que jamais d’actualité. »
Pour Gomet’, il répond aux interrogations et aux espoirs que soulèvent ces “Communs” entre État et marché.
Dans votre livre vous traitez des « communs ». À ne pas confondre avec le « bien commun » ou « les biens communs » ! Pouvez-vous préciser ?
Jean-Benoît Zimmermann : Oui la distinction est importante en effet, sans qu’il y ait pour autant contradiction ou opposition entre les deux notions. Quand on parle de “commun”, on fait référence à une action collective organisée, autour d’une ressource pour l’exploiter au bénéfice de chacun, tout en la préservant contre une appropriation abusive et la dégradation. Cette ressource et son devenir sont la raison d’être du commun et de la communauté. Les communs ont un ancrage historique lointain, comme en témoignent par exemple les prés communaux au Moyen-Âge, mais ils ont de nombreuses déclinaisons contemporaines et c’est à Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, que l’on en doit un décryptage minutieux et les fondements conceptuels.
En ce qui concerne les biens communs, la notion était déjà présente dans le droit romain sous le vocable de res communes qui désigne des choses qui n’appartiennent à personne, mais qui sont à la disposition de tous. À la suite d’un vaste mouvement en Italie contre la privatisation de l’eau, une commission parlementaire, menée par le juriste Stefano Rodotà , a proposé d’inscrire la notion de bien commun dans la Constitution italienne, désignant « des choses qui représentent une utilité fonctionnelle à l’exercice des droits fondamentaux tout autant qu’au libre développement de la personne ». À la notion de bien commun se rattachent des entités comme l’air, le climat, l’eau, les orbites satellitaires mais aussi la santé, la culture, l’éducation ou encore la paix… Leur gestion, quand il y en a une, est le plus souvent assurée par des autorités publiques, mais elle peut aussi faire l’objet d’une marchandisation en vue d’une régulation par le marché (que l’on pense par exemple aux permis à polluer). Enfin, dans certains cas, un bien commun peut être géré par une communauté d’acteurs devenant ainsi un commun (on trouve par exemple ce cas quand des communautés d’acteurs hétérogènes, cultivateurs, professionnels du tourisme, constructeurs, simples habitants… qui s’assemblent pour défendre la qualité du paysage local sur la base de règles communes et de rôles différenciés).
Les communs que vous abordez se distinguent plus, par la nature de leur gestion collective dans un intérêt collectif que par la nature des biens en question. Est-ce que tout peut devenir « commun » ?
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Jean-Benoît Zimmermann : En effet. Dans la filiation des travaux de l’économiste néoclassique Paul Samuelson, prix Nobel d’économie en 1970, on a pris l’habitude de classifier les biens selon deux critères que sont la rivalité et l’exclusion. La rivalité correspond à la manière dont l’usage d’un bien par un agent est susceptible d’empêcher ou de limiter son possible usage par d’autres agents, soit parce que la consommation du bien n’est possible qu’en quantité limitée, soit parce que son utilité décroît avec le nombre d’usagers (effets de congestion d’une infrastructure par exemple). Quant à l’exclusion, elle est relative au fait que l’usage du bien puisse être réservé à un nombre restreint d’agents, devenant impossible, difficile ou plus coûteux pour les autres agents. Ces deux notions sont donc possiblement relatives. Aux deux extrêmes, un bien privé est considéré comme rival et exclusif, tandis qu’un bien public se définit comme non-rival et non-exclusif. Une tendance assez large a été de considérer les ressources concernées par un commun à l’aune de ces deux critères. Pourtant, même si un bien peut présenter une aptitude naturelle à devenir un commun, des dispositions institutionnelles peuvent s’y opposer.
Par exemple, les connaissances ont a priori une nature de biens publics, mais les dispositifs de protection de la propriété intellectuelle peuvent en moduler différemment l’usage. Ainsi un brevet confère à son détenteur un monopole temporaire sur l’exploitation commerciale d’une invention et lui confère ainsi une certaine forme d’exclusivité. À l’opposé, le propriétaire d’un bien privé peut décider de le mettre à disposition, sous la forme de commun, à l’exemple d’une forêt qui serait ouverte à une communauté villageoise selon un certain nombre de règles, pour la chasse, l’affouage ou la cueillette des champignons ou des truffes, en échange de son entretien. Les deux critères de rivalité et d’exclusion ne sont donc pas vraiment opérants et ce qui compte plutôt c’est la manière dont est gérée la ressource.
Eviter la prédation et la surexploitation de la ressource
Si la gestion collective existe, elle a souvent du mal à perdurer : prise de pouvoir, désintérêt des acteurs, conflits, intérêts divergents. Quels sont les ingrédients nécessaires pour qu’un commun reste commun ?
Jean-Benoît Zimmermann : C’est pourquoi la question de la gouvernance est essentielle. Elle s’appuie sur une définition claire du rôle de chacun et la production de règles collectivement acceptées au sein de la communauté de ceux qu’on désigne comme les commoners. Sans eux, il n’y a point de commun. Sur la base de l’analyse d’un vaste échantillon de communs (naturels ou fonciers), Elinor Ostrom a formulé un ensemble de huit principes de conception (design principles), partagés par tous ces communs. Ils ont d’abord pour fonction de garantir les meilleures conditions d’usage de la ressource, mais aussi sa durabilité, c’est-à-dire sa préservation, son évolution et son éventuel enrichissement. Ils requièrent ensuite des dispositifs de dialogue et d’arbitrage permettant de faire face aux conflits de pouvoir au sein de la communauté. Ils doivent enfin permettre de protéger le commun contre les comportements opportunistes ou de prédation qui peuvent conduire à la surexploitation et à l’épuisement ou la dégradation de la ressource.