500 millions d’euros. C’est ce qu’a perdu le groupe Total en 2013 sur le raffinage en France. De manière générale, la demande en produits pétroliers ne cesse de baisser en Europe. La faute à l’utilisation grandissante de véhicules diesel – 70% du parc automobile français et 60% du parc européen – aux efforts menés en matière d’efficacité énergétique – le projet de loi relatif à la transition énergétique qui sera discuté en octobre 2014 au Parlement prévoit une baisse de 30% de la consommation de carburants – et à une conjoncture économique défavorable.
Une situation qui a poussé le PDG de Total, Christophe de Margerie, à annoncer des réductions de capacités dans les raffineries du groupe. C’était le 27 août 2014, dans les pages du quotidien Ouest France. Deux jours plus tard, le PDG précisait à l’AFP qu’il n’entendait pas procéder à des fermetures de sites mais à des « adaptations ». Avant cela, en mai, son numéro 2 Patrick Pouyanné, responsable de la branche raffinerie et chimie du groupe, expliquait déjà dans l’Echo : « Le contexte actuel n’est pas simple (…) Nous n’avons pas d’autre choix que de bouger. Cela veut dire qu’il y aura des restructurations à faire, des adaptations de schémas industriels à opérer ». Depuis, l’inquiétude règne et plus particulièrement à La Mède, sur la rive sud de l’Étang de Berre où les représentants de la CGT, le syndicat majoritaire, craignent d’être directement visés. Jeudi 18 septembre 2014, ils seront à Marseille pour une réunion prévue de longue date avec l’ensemble des acteurs CGT du groupe. L’occasion de prendre la température auprès des autres raffineries françaises et d’évoquer l’avenir de tous les sites « et plus particulièrement de celui de La Mède ».
Car du côté de l’Étang-de-Berre, les annonces du mois d’août ont fait l’effet d’une bombe. « Depuis, les salariés sont dans l’attente et cela pèse sur leur moral et leur sensibilité », confient Fabien Cros, secrétaire général CGT du comité d’entreprise, et Frédéric Ambrosio, délégué syndical. Barbe et cheveux longs pour l’un, T-shirt à l’effigie du Che Guevara pour l’autre, les deux hommes espèrent obtenir des réponses claires à leurs questions le 25 septembre prochain. Ce jour-là se tiendra à Paris le comité central d’entreprise (CCE) destiné à faire le point sur la stratégie globale de la branche au niveau mondial. Trois jours plus tôt, une rencontre entre investisseurs se tiendra à Londres. « Les représentants de La Mède ont demandé d’agréger à cette réunion du 25 septembre un CCE extraordinaire, pour répondre à 25 questions qu’ils ont listées et faites passer à la direction avant les déclarations de M. de Margerie », précise-t-on du côté de Total.
Des coïncidences qui pèsent sur le moral des salariés
Si des questions se posaient avant les déclarations de fin août, l’incertitude est maintenant d’autant plus grande que les coïncidences sont nombreuses. D’abord au moment de la fermeture de la raffinerie Total de Dunkerque, en 2010 – dernière en date et quatrième d’une série d’arrêts en France – le PDG de Total s’était engagé à ne pas procéder à de nouvelles fermetures avant cinq ans. L’échéance de 2015 approchant, les salariés de La Mède ne peuvent s’empêcher de penser que leur tour est peut-être arrivé. « Nous avons parmi nous des salariés qui ont vécu la fermeture à Dunkerque, raconte Fabien Cros. Ils ont très peur de revivre la même chose. »
Ensuite, des changements du côté de la direction locale de La Mède inquiètent : « Nous avons une nouvelle direction des ressources humaines depuis quatre mois et un nouveau directeur qui va prendre ses fonctions mi-octobre… »
Enfin, le rendez-vous du 25 septembre intervient en plein arrêt de la raffinerie de La Mède. « C’est une période pendant laquelle on stoppe toutes les unités pour tout vérifier, remettre aux normes de sécurité et redémarrer », précise la CGT. Des arrêts réglementaires qui interviennent tous les six ans et qui mobilisent tous les salariés, plus 3 000 personnes supplémentaires. « C’est un moment extrêmement sensible pendant lequel il faut que tout le monde soit mobilisé et serein », explique Julien Granato, secrétaire général CGT du site. En 2009, lors du dernier arrêt, un homme était décédé au moment du redémarrage. « Il y a de vrais dangers à arrêter et redémarrer. Alors le faire avec une épée de Damoclès au dessus de la tête, c’est compliqué… » « Avant de faire des annonces, M. de Margerie aurait pu attendre le redémarrage », ajoute Fabien Cros. Préparé depuis deux ans et demi, l’arrêt commencera officiellement samedi 20 septembre pour une durée de trois mois. « Et si on ne redémarrait pas derrière ? », questionne la CGT.
[pullquote]« Il ne se passera rien le 25 septembre », affirme Total.[/pullquote]
« Les grands arrêts sont réglementaires et sont à déconnecter de tout autre événement, affirme-t-on du côté de Total. D’ailleurs, toutes ces coïncidences sont malheureuses mais elles ne sont pas corrélées avec les déclarations du mois d’août de M. de Margerie. » Et d’ajouter : « Il ne se passera rien le 25 septembre. Cette réunion ne sera pas le moment d’annonces. Les salariés de La Mède auront les réponses aux questions qu’ils ont été les seuls à poser. Pour ce qui est d’éventuelles annonces sur l’adaptation de l’outil de raffinage de Total en France, nous les ferons en temps et en heure et auprès des salariés en priorité ».
Fermeture ou transformation en dépôt… hypothèses et spéculations
« En prenant la parole fin août, le PDG de Total a voulu créer un climat rassurant, en montrant que nous avons le temps de voir venir les choses. La Mède n’a jamais été nommée ni pointée du doigt. Il voulait simplement s’exprimer avant 2015, date à laquelle Total avait donné rendez-vous au moment de l’arrêt des opérations de raffinage à Dunkerque », poursuit le groupe. C’est pourtant l’effet inverse qui a été obtenu. « Ces annonces ont été faites pour préparer les gens. Ca veut dire qu’il y aura des fermetures mais que l’on ne sait pas où », analyse la CGT. « Il y a vraiment une inquiétude générale, avérée et très mesurable, décrit Julien Granato. On a du mal à se projeter sur quatre à six mois. On a tous signé des crédits sur 20 ou 25 ans, on a besoin de savoir où l’on va ! » À La Mède, la moyenne d’âge est de 42 ans. « Nous sommes jeunes, nous avons des crédits, des familles à nourrir. Nous nous battrons jusqu’au bout pour préserver nos emplois et Total le sait », renchérit Frédéric Ambrosio. En attendant une prochaine prise de parole du PDG de Total, les spéculations vont bon train du côté de La Mède.
« Peut-être souhaitent-ils garder les unités qui fonctionnent et fermer les autres, s’interroge Fabien Cros. Ou peut-être vont-ils restructurer, faire de nous une raffinerie plus petite. Ou même tout simplement garder le site si nous sommes à la hauteur de nos engagements. Mais ce ne sont que des hypothèses… Concrètement, nous pensons que le site redémarrera et que l’activité perdura en 2015. Mais pour 2016, c’est plus flou. Quoiqu’il en soit, on se sentira baladés. »
Pour d’autres, également impliqués dans la vie de la raffinerie, le site de La Mède pourrait être fermé et reconverti en espace de stockage pour le compte d’autres raffineries du secteur… « Ce n’est pas envisageable ! tranche Frédéric Ambrosio. Un dépôt, c’est 100 personnes maximum. » Quid alors des 400 autres salariés de la raffinerie ? Sans compter les quelques 1 500 emplois annexes (mécaniciens, agents de sécurité, pompiers, etc.) « Nous sommes au bord de l’eau donc c’est sûr que c’est facile de nous transformer en dépôt », reconnaît Fabien Cros. « Quand des transformations sont opérées, cela rime forcément avec des suppressions d’emplois, rebondit de son côté Julien Granato. Et ce n’est pas acceptable. »
« Tout ce que nous savons, c’est que le 25 septembre, des réponses seront apportées aux questions remontées localement », indique quant à elle la direction locale de La Mède, préférant ne pas épiloguer sur ces hypothèses. « Total ne commente jamais les rumeurs », affirme, elle, la direction nationale.
« On se prépare à une grosse bataille »
Pour les riverains, le flou règne également. Largement opposés au PPRT (Plan de prévention des risques technologiques) finalement approuvé en mai 2014, et qui les oblige à faire à leur charge d’importants travaux pour mettre aux normes leur logement, ils sont divisés. Alors que certains verraient d’un bon œil la disparition de la raffinerie – « adieu la pollution, les nuisances sonores et les risques (le site de La Mède est classé en Seveso 2, seuil haut, et a connu un grave accident en 1992) – d’autres se disent prêts à apporter leur soutien aux salariés. « La raffinerie fait vivre des centaines de familles et une dizaine de commerces à La Mède, analyse Thierry Delbaldo, riverain et porte-parole du collectif La Mède demain. Quant au PPRT contesté par 90% des riverains, nous avons cinq ans pour l’appliquer mais si la raffinerie ferme, que fait-on ? Les déclarations de M. de Margerie mettent l’Etat dans l’embarras ! » Et d’ajouter : « Fermer les raffineries serait une catastrophe industrielle pour la France. Le pétrole, tout le monde est contre mais tout le monde l’utilise… À la Mède, on se prépare à une grosse bataille. »
Sur 12 en 2010, il ne reste désormais plus que huit raffineries en France. Et depuis 2007, 25 fermetures ont eu lieu en Europe. La dernière en date dans l’Hexagone est celle de LyondellBasell, à Berre-l’Étang, juste en face de La Mède. À Dunkerque, l’ancienne raffinerie Total est devenue un site de stockage stratégique et un centre de formation. À Carling, en Moselle, le groupe a fermé un vapocraqueur mais compte ouvrir un « centre européen de production de résines d’hydrocarbures ». 210 emplois y seront supprimés d’ici 2016. La crise perdure, les fermetures s’enchaînent. « Ce que l’on veut, c’est être fixés rapidement sur notre sort », conclut-on à la Mède. Reste à savoir si le calendrier de Total est le même.
Quelques dates clés :
Jeudi 18 septembre : Coordination nationale de rentrée de l’ensemble des syndicats CGT du groupe Total
Lundi 22 septembre : Réunion des investisseurs et analystes du groupe à Londres
Jeudi 25 septembre : Comité central d’entreprise sur la “stratégie mondiale de la branche”
2015 : Fin du “sursis” évoqué par Christophe de Margerie lors de la fermeture de la raffinerie de Dunkerque en 2010. Le PDG avait alors promis qu’aucune nouvelle fermeture n’aurait lieu dans les cinq ans.
(photo : A.B)