Lauréat du prestigieux prix Albert Londres 2014, le journaliste Philippe Pujol revient, depuis le 13 janvier, avec son second livre « La fabrique du monstre » aux éditions Les Arènes. Fruit de 10 ans de travail dans les quartiers nord de Marseille, le livre est un témoignage brut et puissant du Marseille dont on entend parler mais que l’on ne voit pas. Première partie de notre entretien fleuve avec l’auteur.
Comment devient-on grand reporter localier?
Philippe Pujol : Je n’ai jamais cherché à être grand reporter. J’avais un statut de reporter deuxième échelon à La Marseillaise, c’est-à-dire le seul statut au-dessus du stagiaire. Dans les faits, dans mon quotidien, je travaillais comme un grand reporter, comme d’autres journalistes de La Marseillaise. Après, il s’avère que j’ai une succession de prix jusqu’à l’Albert Londres (en 2014) sans que j’y crois vraiment. Ça y est, depuis, je suis rentré dans le poste. Mais ça reste involontaire.
Comment on s’installe dans ces quartiers ?
PP : On se rend compte que le blocage se fait dès le niveau journalistique. C’est à dire que les clichés que nous, journalistes, passons notre temps à dénoncer, on les a en tête quoi qu’il arrive. En pratique, on craint ces cités et ces quartiers populaires, même si ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y a une sorte de retenue quand il s’agit de couvrir ses quartiers pour des raisons souvent très pratiques : y aller, rester, affronter des gens pas toujours d’accord avec toi. La première des choses que j’ai du faire c’est de ne pas avoir de jugement, comme d’autres journalistes d’ailleurs. Beaucoup avaient une vision très précise, politisée, moi je n’ai pas de ligne politique, sans défendre ni assassiner qui que ce soit. J’ai une approche amorale : ni condamner, ni juger, ni excuser. Presque de naturaliste qui étudierait un écosystème. J’ai aussi un côté très humaniste dans mon relationnel, j’écoute les gens, y compris ceux qu’on dit être des ordures. J’ai aussi cette capacité à être accepté par toutes les strates de la société. Je suis tellement l’archétype même de la classe moyenne populaire, du Marseillais quelque part, que j’arrive à parler à tous le monde.
Pour en venir au livre, vous qualifiez dès les premières pages Marseille de « belle malade maquillée ».
[pullquote]La carte postale est belle sauf que derrière ça part en vrille[/pullquote] PP : Marseille est belle, tout le monde est d’accord pour le dire, même ceux qui la détestent. Ils la détestent parce qu’ils la trouvent vulgaire comme on trouve vulgaire une jolie femme qui va en faire trop. Ils la détestent parce qu’ils n’arrivent pas à l’aimer. C’est une ville qui se rénove. Le Vieux-Port et Euromediterranée sont des réussites. La carte postale est belle sauf que derrière ça part en vrille, ce n’est pas entretenu. Moi j’explique pourquoi. Les écoles sont de plus en plus maltraitées, les axes de circulation sont incohérents. On creuse des tunnels à une époque ou ça ne se fait plus. On construit des logements partout dans une ville qui ne gagne pas d’habitants. Dans le même temps, on ne met pas en place de transports en commun. L’urbanisme de cette ville n’est pas pensé parce qu’elle est vendue à la découpe aux promoteurs. Et sur les promoteurs se branchent différents niveaux de banditisme. Parce que ce ne sont pas les bandits qui font la loi, ils se branchent sur ce qui existe, c’est leur fonction. C’est une belle malade car tout ça se voit, mais elle reste belle. Tout le côté irrationnel de la France se trouve ici. Celui qui dit « je comprends Marseille » est un menteur. Ce n’est pas possible, on peut en comprendre une partie, mais pas l’ensemble. C’est trop incohérent.
L’histoire de Kader, assassiné en 2009, et son père un an après, prend beaucoup de place dans le livre. Pourquoi cette histoire ?
PP: Elle amène sur beaucoup de problématiques. Plutôt que d’intellectualiser les choses en les regardant de très haut avec des chiffres, des paroles de policiers, j’ai voulu montrer qu’elle était la réalité. Là, on est dans une famille, certes dans la misère, mais avec un père ultra-présent, une mère là et une volonté de s’en sortir. Pourtant ils ne s’en sortent pas. Cette famille est représentative car elle a une histoire assez classique de l’immigration marseillaise. Et l’entourage de Kader nous amène sur des cités intéressantes, des militants qui se sont battus pour essayer d’améliorer les choses. Ces militants ont d’ailleurs réussi certaines choses mais sont aujourd’hui déconcertés et pensent avoir échoué alors que ce serait pire sans eux aujourd’hui. À partir de ce fait-divers, on ouvre des routes sur plein de choses, on incarne la problématique ce qui rend plus lisible le sujet.
Vous dites que dans ces quartiers, les lois de la République ne sont visibles que par la police et des écoles qui sont des ghettos scolaires. Une présence perçue comme négative au final.
PP: Il y a un truc tout bête qui s’appelle le contrat social. Tu respectes tout ce qui fait la République et en échange, la République te donne de la sécurité, de l’emploi, le moyen de te déplacer… Aujourd’hui, le contrat social, dans toutes les couches de la population n’est pas respecté. Dans les quartiers populaires c’est pire. Il ne connaissent que ce que j’appelle les violences sociales. Et la réponse c’est une certaine délinquance pour certains.
[pullquote]Commençons par le contrat social, après la laïcité sera respectée toute seule.[/pullquote] Se retrouvent dans les écoles les enfants dont les parents n’ont pas les moyens culturels de croire en l’école. Donc on crée un enseignement de l’échec. Ce n’est pas que les minots ne sont pas à la hauteur, c’est qu’ils se retrouvent entre gens qui n’ont pas les moyens de s’en sortir. Et les autres vont dans du privé ou contournent la carte scolaire.
Après, la police c’est tout simplement la seule réponse qu’on leur envoie. La logique est : vous êtes pauvres, on vous envoie les flics. Ce n’est pas tout à fait vrai mais c’est comme ça que c’est perçu. Le point de départ c’est le contrat social, pas la laïcité. Commençons par le contrat social, après la laïcité sera respectée toute seule.
Vous décrivez ensuite trois mondes qui s’entrechoquent: voyous, militants associatifs et politiques. Ca ressemble à une guerre.
[pullquote]Il faut quand même dire que sans l’associatif on serait dans une merde absolue[/pullquote] PP: C’est un mode de fonctionnement économique, plus une guerre économique qu’autre chose. C’est une guerre qui ressemble aux OPA du CAC 40 avec une entreprise qui en avale une autre. Dans les réseaux, ils se bagarrent pour des territoires, la destruction créatrice chère à Schumpeter se fait à la kalash. On est dans une application totale du capitalisme. Dans le monde associatif, il y a tellement une restriction sauvage des moyens que le peu qu’il reste se monnaye, c’est du donnant-donnant. Beaucoup de gens dans l’associatif travaillent bien mais sont les agents politiques de quelqu’un et vont avoir une action orientée pour un élu. À l’extrême, il y a des associations, une grande minorité, qui sont sur-subventionnées et fictives. Il faut quand même dire que sans l’associatif on serait dans une merde absolue. L’associatif, au même titre que la drogue, tient les cités. Autant. D’un côté, c’est un soutien financier, la drogue, et de l’autre un soutien psychologique.
C’est un système alors inévitable.
PP: En même temps, le fonctionnement associatif est malade parce qu’il repose sur une logique commerciale. Après les élus sont dans la continuité pour gagner et garder un territoire. C’est la même logique donc à un moment, ces gens-là trouvent des terrains d’ententes. Ce qui ne veut pas dire que l’élu veut favoriser les trafics, ni que le mec de l’associatif est un trafiquant. Ca veut juste dire qu’à un moment, ils ont tous un intérêt commun sur un territoire et ils vont s’entraider sans trop regarder ce que fait l’autre. S’ils ne font pas ça, ils meurent, ils disparaissent.
Demain le second volet de notre entretien avec Philippe Pujol à l’occasion de la publication de son second ouvrage La Fabrique du montre aux Editions Les Arènes.
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