L’actualité nous pose question depuis le funeste 7 janvier, jour de l’attentat contre les dessinateurs et chroniqueurs de Charlie, avec entêtement. A Marseille plus qu’ailleurs, puisque les Marseillais et d’autres s’interrogent ici sur la modestie de la réplique démocratique, même si la rue n’avait pas connu une telle unanimité depuis des lustres. Elle a fait il est vrai se lever jusqu’à 300 000 citoyens à Lyon et plus de 100 000 à Toulouse ou Bordeaux., Elle n’a dépassé « que » 80 000 marcheurs dans l’autoproclamée deuxième ville de France (Plus ou avec les 40 000 de la veille). Même Nice plus habituée à des manifestations en fourrure ou smoking a surpris son monde.
Dans ce cortège sans slogan, il ne fallait pas beaucoup de perspicacité pour constater que grande partie de la population –les Maghrébins surtout – était absente des rangs qui du Vieux-Port s’en sont allés remonter la Canebière avant de rejoindre Castellane. Sur les quais du Lacydon la fraternité était amputée d’une partie de ce qui fonde Marseille la plurielle depuis le XIXème siècle ; ces Algériens, Marocains, Tunisiens, Comoriens avaient pour grande partie disparu du paysage humain. Il serait vain de détourner le regard comme d’avancer à la hâte quelques explications plus ou moins allusives (« T’as compris pourquoi ils sont pas là… ») alors que l’on fait mine de découvrir ce sur quoi on a jeté jusqu’ici un voile plus ou moins pudique. Cette absence a plusieurs réponses. A commencer par celle-ci : pourquoi attendre la participation d’une population que l’on fait semblant de ne pas voir depuis des décennies. Avançons cependant quelques vérités et tentons d’autres pistes pour avancer sur le chemin que quelles que soient les options il faudra emprunter.
L’Ecole d’abord.
J’ai souvenir d’un professeur, artiste à ses heures, venant à mon journal m’expliquer qu’à plus de quarante ans elle venait de recevoir sa première gifle. Celle d’un élève âgé de 16 ans. J’en avais fait un billet courroucé et à ma grande surprise la malheureuse m’expliqua, quelques jours plus tard, que ce sont ses collègues qu’elle avait mis en colère. Pourquoi parler de cela en effet. N’a-t-on pas assez de problèmes comme ça dans ces collèges ou lycées. C’était il y a quelques années à peine, dans ce même temps où un étudiant en économie se faisait renverser par un bus et perdait la vie près du cours Belsunce, pour avoir tenté de rattraper celui qui venait de lui voler son sac. Là encore l’autorité universitaire avait tenté de taire cette réalité forcément dérangeante. Certains, comme le magnifique docteur Bourgat qui perdit son fils parce qu’un sale coup de couteau avait répondu à son jeune courage, ont voulu dire et agir, mais il leur a toujours manqué les bonnes volontés pour faire force. Ce triste constat étant fait, sur quelle piste s’engager. D’abord entendre ceux qui tous les jours affrontent ces gamins ou ces adolescents qui n’acceptent pas l’autorité, ignorent les lois de la République, estiment que la laïcité insulte leur croyance.
[pullquote] Il serait avisé le politique qui se dresserait à Marseille pour organiser des Etats Généraux de la République. [/pullquote] Il serait avisé le politique qui se dresserait à Marseille pour organiser des Etats Généraux de la République et amènerait à s’exprimer ceux qui hier ont ignoré l’émotion suscitée par l’irruption brutale de la barbarie dans notre société ensommeillée. Ce ne sont pas ces jeunes « cires molles » – comme désignait les ados un général – qui ignorent la République, c’est la République qui a déserté les espaces où ils tentent de grandir sans projet, sans rêve, sans souvenir. La loi avant de dire sa rigueur, les limites et les principes dans les tribunaux doit être dite dans les tribunaux. Les seuls enseignants ne peuvent supporter seuls cette lourde et nécessaire mission.
Rompre l’enfermement.
En finir aussi avec une mythologie qui voudrait qu’il existe un peuple de Marseille. Cette ville aux plus de cent villages est constituée de plus de 70 nationalités, de communautés, de centaines d’associations qui participent à une fragmentation absolue et jusqu’ici irréversible. On n’entre pas facilement dans tel cercle. On ne pénètre pas impunément dans telle cité. On se rend plus facilement à Paris, y compris dans les quartiers ridiculement désignés comme interdits par Fox News –no-go zones), que sur certains périmètres de Marseille. Au fil des reportages lorsque les journalistes consentent à travailler debout plutôt qu’assis derrière leurs écrans, ils découvrent dans un émerveillement béat qu’une bastide est nichée entre deux tours de béton, que des jardins ouvriers longent une voie ferrée, qu’un chemin antique court entre deux tas d’ordures, que des hommes, des femmes, des enfants partagent là joie et peine et une furieux appétit de vivre.
Quelques généreux utopistes ont bien tenté d’écrire une histoire collective, mais il ne s’est jamais levé le souffle qui ferait de cette ville patchwork un étendard de la Méditerranée. L’illusion a claqué à ce bon vent-là en 2013 lorsque la métropole s’est prétendue capitale de la Culture. Il nous est alors arrivé de croiser des Marseillais tout étonnés d’en croiser d’autres qui leur ressemblaient au moins dans leurs envies, leur goût du partage, leur appétit. Il reste le Mucem et Saint-Jean mais tant d’agoras encore à bâtir. On attend encore la figure politique qui sera à la hauteur de ce défi. Qui mettra en avant les beaux chantiers de la Belle-de-Mai, l’engagement superbe des travailleurs sociaux, le bel étendard d’artistes qui du street-art au rap en passant par des start-up ou des associations claque au vent.
[pullquote]Qui inventera la stratégie du carreau cassé comme Rudolph Guiliani à New York. [/pullquote] Qui inventera la stratégie du carreau cassé comme Rudolph Guiliani à New York (maire de 1994 à 2001) qui a fini par réhabiliter des kilomètres carré de quartiers et ouvert à une partie des populations qui les habitaient « la ville où tout est possible ». Pour l’heure à Marseille seuls les espaces dédiés au commerce ont réussi à imposer, le temps des emplettes, cette mixité nécessaire à un futur partagé. Les grands groupes savent faire cela et quoi qu’on en dise chez les philosophes de salon ce n’est pas si mal que cela. Yann Cabon, un des premiers directeur de Grand Littoral expliquait que cette grande surface – si décriée à sa création il y a vingt ans – avait eu recours aux matériaux les plus nobles : inox, marbres, verre. « Même les gens pauvres respectent le beau » disait-il. Et, comme le chuchotaient ironiquement les Marseillais, Grand Littoral est devenu, « Aïcha au pays des merveilles ».
Inventer demain.
Les dernières élections municipales ont été à Marseille dans la pire des traditions. Pas de vrai projet à la hauteur des immenses enjeux. Des calculs politiciens dignes de « l’enculette », cette partie de cartes, marseillaise de souche, où il est permis de combiner, mentir tricher. Des camps qui se haïssent, des individualités qui se neutralisent, s’assassinent, se réduisent. De Jean-Claude Gaudin on aura dit qu’il préparait en fait l’avenir, sa sortie vers le Conseil Constitutionnel, mais en prenant un soin tout particulier à empêcher tout successeur possible de pointer le bout de son ambition. Lorsque le professeur Jean-François Mattéi eut cette outrecuidance le bon sénateur avait dit de lui « il me fatigue, il est trop intelligent ».
[pullquote]Diouf tentait bien d’être le pape des taiseux et des invisibles.[/pullquote] A gauche on a assisté à pire encore : le bal des maudits. Une ribambelle de casseroles pour faire orchestre et un défilé de marionnettes à faire pleurer les seuls grands enfants. On se souvient de la mine d’un Patrick Mennucci, à la fédération PS de la rue Montgrand, devant le ralliement glacial suite aux primaires du PS d’une Samia Gali devenue le temps d’une réplique la sénatrice-beur de service des Ardisson, Decaune et autres Lapix. Jean-Noël Guérini serrant au fond de sa poche son chapelet préféré et jouant les Colomba pour terrasser en une vengeance interminable ceux des siens qui de collaborateurs étaient devenus selon lui les collabos de Solférino. Pendant ce temps fort d’un militantisme de terrain déserté par les autres, le FN s’installait là où hier encore retentissaient les mots « camarades » soutenus par l’Internationale. Diouf tentait bien d’être le pape des taiseux et des invisibles, mais le match se jouait avec des règles qui laissent peu de chance aux amateurs ou au velléitaire. Marseille est en panne ou emberlificotée dans ses vieilles querelles au moment où elle devrait pousser ses murs vers l’espace métropolitain. Pourtant des dizaines de milliers de Marseillais ont fait la démonstration pour Charlie, mais bien au-delà, qu’un bon levain pouvait faire gonfler la pâte du futur.
Il faudra bien que se disent ces vérités pour dépasser cette césure sanglante pendant laquelle Marseille a vécu un moment chaleureux et étrange à la fois. Elle qui comme le chante encore dans nos mémoires Colette Renard « crie trop fort » s’est en partie calfeutré dans un silence mauvais. Comme dans un cimetière marin où ne flotterait aucune colombe. Mais vers le Frioul et le Château d’If lorsque le soleil se noie à l’ouest, les regards sont les mêmes du Plan d’Aou à St Giniez, de Saint Bernabé à l’Estaque, des Cayolles au Panier, qui espèrent que demain rayonnera ici.