Elle a vu le jour en 1992. Quatre présidents de la République plus tard, La Fiesta des Suds perd son site historique, le Dock des Suds. Trois décennies de décibels gourmands pour évoquer les musiques du monde, le Sud bien sûr et ses flammes rebelles, l’Afrique généreuse jusqu’à l’ivresse, les Amériques encore du jazz à la salsa. Et puis ce tsunami des genres, du rock, du reggae, de la pop, du rap, de l’électro, du hip-hop, du flamenco… qui fédéraient les quartiers et gommait les classes sociales.
Tant de frontières balayées par ces rencontres aussi improbables qu’évidentes, pour construire un royaume de la musique et couler avec quelques liqueurs anisées, une sauvage république. Elles avaient « babélisé » un coin de notre ville en réunissant tant de cousines lointaines : Mexico, Buenos Aires, Bahia, Thessalonique, Oran, Dakar, Barcelone, Sydney, Berlin, La Havane, Londres, Odessa, Kinshasa.
Le regretté Bernard Aubert et sa bande d’utopistes agissants n’ont pas résisté pourtant à l’usure du temps et à celle des financiers qui ont sonné brutalement la fin de la récré. Les derniers efforts méritoires de Latinissimo, du collectif « Où va la nuit », de tant d’autres croyants associatifs, ont été impuissants face à la montée des périls et au réalisme implacable des investisseurs.
Ils sont restés désarmés devant le béton armé. Le 31 mars 2025, c’est un mauvais poisson d’avril qui aura sonné le glas du Dock des Suds. Silence forcé donc puisque, nous dit-on, le monde continuera à tourner dans les lieux qu’avaient pris d’assaut saison après saison cette fête insolente et nécessaire – la prochaine Fiesta des Suds se tiendra bien en octobre prochain au J4 comme depuis plusieurs années -. Elle dit toujours de Marseille, son ouverture au monde, son chatoyant cosmopolitisme, sa rage de crier trop fort, sa créativité qui dépasse les bornes, sa propension à vivre libre.
Les bâtisseurs de rêve qu’étaient ceux qui ont imaginé puis fait vivre jusqu’à en mourir la Fiesta, avaient une mission. Ils avaient emprunté à Gilles Deleuze leur crédo : « La joie est résistance parce qu’elle n’abandonne pas. La joie, en tant que puissance de vie, nous emmène dans des endroits où la tristesse ne nous mènerait jamais ». Un chant pour ceux qui à Marseille sont encore en mal d’aurore et savent combien c’est beau une ville la nuit.
Une incroyable alchimie
Les exégètes de ces trente années culturelles singulières gloseront à l’infini sur les raisons objectives du naufrage du Titanic Dock des Suds, brisé par la glace sans âme des comptabilités publiques. Ils rappelleront que de substantielles subventions départementales ou régionales ont été englouties pour que vive une fête éphémère mais mémorable. Ils citeront pour se disculper les machines puissantes qui continuent à tourner aux Dôme, Arena et autres Silo. L’arithmétique leur donne raison, mais elle ne permet toujours pas de mesurer le volume d’une âme. Car la Fiesta et son Dock ont réussi une incroyable alchimie, impossible à quantifier. Il en va ainsi souvent pour la chose culturelle. On emprunte un chemin et on découvre un carrefour. C’est ce dernier qu’un trait de plume a effacé. La culture marseillaise a perdu son fringant oriflamme. Le vent tournerait-il pour autant ?
Il souffle encore fort si l’on se tourne vers la scène musicale où, les Soprano, IAM, Jul ont imposé leurs signatures et parfois leurs labels sur les réseaux. Il est toujours puissant pour le théâtre, où la Criée de feu Marcel Maréchal, l’Opéra et d’autres, en attendant la renaissance du Gymnase, drainent sans discontinuer un public averti. Il est plus qu’une brise avec la série d’ouvertures de petites salles où l’épidémie de stand-up gagne du terrain. Il porte fort encore le septième art avec le spi rebondi d’un Robert Guédigian et une foule de tournages qui font rivaliser la ville avec Paris. Même si la fréquentation des salles atteint à peine la moyenne nationale… Mais peut tellement mieux faire.
Une communication superfétatoire avait laissé entendre que la ville avait touché le nirvana avec l’année européenne de la culture en 2013. Jean-Claude Gaudin avait bien évidemment exploité à son seul profit l’image d’une ville inventive et sans limite, avant de laisser le soufflé retomber.
MP 2013 sans lendemain
Près de cent millions d’euros venant des collectivités et de l’Union européenne avaient permis à Marseille Provence 2013 de porter des ambitions auxquelles Marseillais, Provençaux et bien au-delà, ont largement souscrit. Quel fut pour autant, après ce succès indéniable, le continuum visible de cet événement ? La Chambre régionale des comptes Provence Alpes Côte d’Azur a donné fin 2015 une réponse acérée en soulignant « l’absence de poursuite institutionnelle à la capitale européenne de la culture ». En clair, passé le coup de com trompété par la municipalité, les retombées pour les entités culturelles marseillaises se sont évanouies.
En France, Paris en 1989, Avignon en 2000, Lille en 2004 et Marseille en 2013, ont été tour à tour choisies par l’Union européenne pour bénéficier de ce label. Bourges sera la prochaine bénéficiaire de ce précieux sésame en 2028. Si l’on compare les villes qui ont déjà été lauréates, il n’est pas sûr que Marseille soit « à jamais la première » en matière de développement culturel. Les plus optimistes diront qu’elle s’est un peu endormie sur ses lauriers de 2013. Les plus cinglants rappelleront qu’au mot culture l’ancien maire sortait… son oreiller, excepté pour la pastorale Morel et la foire aux santons. Pour autant le Printemps marseillais porte-t-il la promesse de nouvelles moissons ?
L’enterrement du Dock des Suds ne plaide pas dans ce sens, même si des urgences commandent à la municipalité de Benoît Payan de ne pas mettre les projets culturels en tête de liste des préoccupations. On peut bien sûr trouver baume pour les cœurs meurtris avec quelques signes encourageants quoique faibles. C’est la cinémathèque qui annonce sa venue au quartier des Crottes dans le 15ème. La première annexe de cette institution nationale prend le pari audacieux d’une immersion dans un arrondissement où l’échange et la convivialité ne font pas le quotidien. C’est la survie annoncée du Toursky où Richard Martin plaidait de son vivant pour un « théâtre pour tous » dans le quartier pauvre de la Belle de Mai. C’est la promesse d’une vocation culturelle maintenue pour l’ancien cinéma d’Art et d’Essai, le César, aujourd’hui en friche au cœur de la place Castellane qui se refait à grands frais une beauté… d’autres projets plus ou moins importants sont en cours. Font-ils pour autant un ensemble cohérent ?
L’éparpillement des agoras culturelles
Là encore Marseille souffre de sa taille, de l’éparpillement de ses agoras culturelles, de leur manque de confluence. De nombreuses villes en France ont réussi à additionner leurs forces et à entraîner de facto la convergence de publics divers. Il manque à Marseille ce périmètre qui pourrait faire force. Lorsqu’il s’en trouve, on constate que les Marseillais y souscrivent. La voie est libre, une fois par mois sur la Corniche Kennedy, la Canebière ou le Vieux-Port régulièrement, les plages du Prado en été et au-delà, sont, avec maints succès, la preuve par des milliers que la culture comme le revendique le dramaturge Gaétan Faucer est d’abord « l’expression du vivant ».
Alors que le président de la Région, Renaud Muselier, jouant les Cassandre après l’annonce du retrait des Galeries Lafayette, craint que « la Fnac ne se tire » du centre Bourse, on se prend à rêver d’un projet permettant en ce lieu éminemment central, de voir se rassembler une partie de ceux qui dans un éparpillement insolent font vivre cet « âme » qu’a attisée si longtemps le Dock des Suds. Comme un musée agrandi enfin à l’échelle de la profondeur historique de cette ville, un conservatoire, des écoles d’art, des scènes multiples… tant d’autres possibles pour construire l’agora qui nous manque encore et que le Dock avait, dans son domaine, dessinée. Et si la fête recommençait.
Lien utile :
La fermeture du Dock des Suds à retrouver sur Gomet’