Le débat ne date pas d’hier. Supprimer le Sénat, tout le monde y a pensé, à gauche comme à droite. Surtout à gauche, il faut bien le reconnaître, puisque cette assemblée de « sages » a souvent penché à droite dans l’histoire. Traditionnellement conservateur, le Palais du Luxembourg, où siègent les sénateurs, a subi les foudres de ceux qui voulaient, au choix : faire des économies, supprimer cette instance considérée comme une « anomalie » démocratique ou encore, en faire une véritable chambre de consultation et de validation des lois.
La dernière fois qu’un débat sur l’utilité du Sénat a émergé dans l’opinion publique, c’était en janvier 2014. Les sénateurs refusaient alors de lever l’immunité parlementaire de Serge Dassault, lui même sénateur de l’Essonne et soupçonné d’« achat de voix » et de « corruption » dans la ville de Corbeil-Essonnes, dont il a été maire entre 1995 et 2009. Réflexe corporatiste pour certains, décalage vis-à-vis de notre époque : le Sénat concentrait alors toutes les attaques. Aujourd’hui, Serge Dassault rêve de présider la séance inaugurale de la prochaine assemblée élue en septembre 2014, en l’absence du doyen Paul Vergès, 89 ans, sénateur communiste de la Réunion. Comme quoi, rien n’a vraiment changé au Sénat.
- QUI SONT LES SÉNATEURS ET COMMENT SONT-ILS ÉLUS ?
Pour devenir sénateur, il faut avoir plus de 24 ans et être en règle avec le service national et avec la justice. L’âge moyen des sénateurs entre 2008 et 2011 était de 65 ans : environ 50% des sénateurs avaient entre 61 et 70 ans, 20% entre 71 et 80 ans. Plus de 70% des sénateurs ont donc plus de 60 ans. Les 348 sénateurs qui siègent au Palais du Luxembourg sont majoritairement des hommes (78%). Dans la mandature 2011-2014, seulement 77 sièges étaient détenus par des femmes. Par ailleurs, il y a au Sénat 5,5 % d’agriculteurs, 26 % d’enseignants, 7 % de commerçants ou de chefs d’entreprise.
Très souvent, les sénateurs sont maires, conseillers généraux ou conseillers municipaux. Parmi les sénateurs, on compte donc 132 maires, 109 conseillers généraux et 26 conseillers régionaux. Ce n’est pas un hasard dans une assemblée qui assure, selon la Constitution de la Ve République, « la représentation des collectivités territoriales de la République » (article 24). Seulement 79 sénateurs présents dans la Haute assemblée n’exercent aucun mandat local, selon les statistiques du Sénat.
Des représentants des collectivités territoriales mais aussi du peuple
Pas étonnant dès lors que les sénateurs se soient opposés à la réforme du non-cumul des mandats, qui impliquait qu’ils choisissent entre leur mandat national et leur mandat local. Pour eux (et pour la Constitution), les deux étaient liés. Déconnecter le mandat local du mandat national revenait alors à déconnecter les élus de la réalité du terrain. En septembre 2013, contre l’avis du gouvernement, les sénateurs avaient donc voté le projet de loi interdisant le cumul des mandats électifs… en s’excluant eux-mêmes du dispositif. Finalement, le feuilleton s’était terminé quelques mois plus tard, les députés ayant ignoré la version du texte votée par les sénateurs. Le texte initial avait été voté par 313 voix pour à l’Assemblée nationale.
« Depuis 1875, le Sénat assure la mission de représentation des collectivités mais de fait, il représente le peuple car il fait la loi. C’est là où il y a un problème », explique Pascal Jan, professeur de droit constitutionnel à Sciences Po Bordeaux, interrogé par GoMet’. Conséquence : le Sénat peut mettre en échec certaines réformes du gouvernement, comme ce fût le cas dans les années 90, lorsque François Mitterrand et Robert Badinter ont voulu introduire la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), qui ne concernait pas les collectivités. « C’est une chambre qui représente les collectivités (départements, communes, régions…), ce qui explique son mode d’élection particulier, abonde Bertrand Mathieu, professeur à l’École de droit de la Sorbonne Paris I. On dit parfois que les petites communes y sont sur-représentés, mais c’est là son rôle ! ».
Un scrutin qui favorise les petites communes
Les sénateurs sont élus pour six ans au suffrage universel indirect. 150 000 grands électeurs sont appelés à voter pour les sénateurs, eux-mêmes étant élus au suffrage universel direct par l’ensemble des citoyens. Maires, conseillers municipaux, généraux et députés forment le bataillon des grands électeurs. « On parle parfois de Chambre Haute mais il vaut mieux utiliser l’expression seconde Chambre car les sénateurs ne sont pas élus au suffrage universel direct contrairement aux députés, explique Pascal Jan. Ce mode de désignation est d’ailleurs une des anomalies souvent mises en avant, car ce mode de scrutin favorise les petites communes au détriment des collectivités urbaines et péri-urbaines. »
Toutefois, cette anomalie est à relativiser : la moitié des sénateurs, en France, est élue à la proportionnelle. Ceux-là sont donc représentatifs des tendances locales. Dans les départements où sont élus plus de quatre sénateurs, comme c’est le cas dans les Bouches-du-Rhône, c’est le scrutin proportionnel qui est en vigueur. Le nombre de sièges attribués à chaque liste se fait en fonction du pourcentage de voix obtenues. Chaque liste doit, enfin, être composée alternativement d’un candidat de chaque sexe.
- POURQUOI CERTAINS VEULENT SUPPRIMER LE SÉNAT ?
En 1998, le Premier ministre, Lionel Jospin, s’était fendu d’un mot qu’il avait ensuite regretté : « Le Sénat est une anomalie démocratique ». La « navette » parlementaire, qui permet aux textes de naviguer entre les deux chambres législatives, est une idée conservatrice qui permet de « pondérer la décision d’une assemblée élue par un peuple, par définition peu contrôlable, par une “Haute Assemblée” représentant une forme de “sagesse” et dominée par les possédants », écrivait Eric Dupin sur Slate.fr « Le Sénat n’est pas une anomalie démocratique : de très nombreuses démocraties ont opté pour le bicamérisme, avec des secondes chambres parfois moins modernes que le Sénat », expliquait par ailleurs au Monde.fr Vanessa Barbé, maître de conférences en droit public à l’université d’Orléans. « Le bicamérisme implique un examen contradictoire et plus approfondi des textes avec des yeux différents », soulignait-elle.
« Le Sénat fait partie de la tradition française. Il y a toujours eu une seconde Chambre en France, sauf dans les périodes révolutionnaires, en 1791 et 1793, et pendant la Deuxième République en 1848. Mais c’est le monocamérisme qui domine dans le monde », rappelle Pascal Jan.
Bien avant Lionel Jospin, Charles de Gaulle voulait, en 1969, dans son projet de référendum, « réformer le Sénat ». Son objectif, énoncé à la télévision : « Réunir le Sénat et le Conseil économique et social, en une seule assemblée, délibérant par priorité et publiquement de tous les projets de loi. Au lieu d’être chacun de son côté réduit à des interventions obscures et accessoires ». Mais il quitta précipitamment l’Élysée après un non majoritaire au référendum qui engageait, comme il l’avait souvent fait, sa responsabilité.
Charles de Gaulle veut réformer le Sénat. Regardez cette vidéo d’archive de l’INA
« Sous la Ve République, le Sénat a été revalorisé par rapport à la IVe République où c’était un simple conseil. Autrefois, il ne pouvait modifier la législation. Lorsque de Gaulle est arrivé au pouvoir, il se doutait qu’il ne pouvait pas avoir de majorité à l’Assemblée, donc il a revalorisé le Sénat dans le domaine de la réforme constitutionnelle. Aujourd’hui, on ne peut pas modifier la Constitution sans l’avis du Sénat », explique Pascal Jan. Un constat partagé par Bertrand Mathieu : « Sous la IIIe République, on a voulu faire un Sénat conservateur puis sous la IVe on a considérablement réduit son rôle. Finalement, il a retrouvé ses pouvoirs sous la Ve République et aujourd’hui, il a le même rôle que l’Assemblée, sinon qu’il ne peut pas mettre en jeu la responsabilité du gouvernement ».
Le Sénat est quasiment l’égal de l’Assemblée sur le papier
« Dire que le Sénat ne sert à rien est une facilité et une erreur d’analyse ». C’est ainsi que parlait Jean-Pierre Bel, le président socialiste du Sénat, en septembre 2013, qui rappelait alors que « la contribution du Sénat à la production législative est aussi importante, voire plus importante qu’avant ». Ce qui différencie le Sénat de l’Assemblée nationale, c’est le dernier mot, raisonnait-il. En effet, un texte est d’abord voté à l’Assemblée nationale, puis au Sénat, avant de revenir à l’Assemblée nationale avec les amendements et les modifications des sénateurs. Des modifications qui peuvent parfois être ignorées par les députés. Sauf pour les textes qui concernent les collectivités territoriales : cette fois, le Sénat a une priorité, depuis 2013. Au Sénat surtout, le conflit politique est moins prononcé, plus feutré. Il y règne une ambiance de travail qui traverse et transcende les clivages politiques. Les textes qui en sortent sont donc souvent moins « politisés ». « En général, c’est une assemblée où le dialogue est plus facile, moins polémique, plus technique », explique Bertrand Mathieu, également vice-président de l’Association internationale de droit constitutionnel.
« Le Sénat est quasiment l’égal de l’Assemblée sauf quand le gouvernement décide de donner priorité à l’Assemblée, estime Pascal Jan. Sur le papier, c’est une forme de bicamérisme inégalitaire, car l’Assemblée a le dernier mot. Mais dans les périodes de concordance des majorités, il y a plus de 85% des amendements du Sénat qui sont repris par les députés. Cela veut dire que le Sénat pèse fortement sur la législation ». Depuis 2011, le Sénat est présidé par un sénateur de la même couleur politique que celle de la majorité de l’Assemblée nationale et, par conséquent, du gouvernement. Mais dans un contexte de forte défiance envers le président de la République, et en raison de la défaite de la gauche aux dernières élections locales, le risque d’un nouveau basculement à droite du Sénat est fort.
Mais surtout, l’intérêt du Sénat, trop souvent oublié, c’est de corriger la loi : « Le Sénat n’est pas une chambre inutile pour une raison simple : nous sommes dans un système où il y a de plus en plus de malfaçons législatives. On l’observe en voyant le grand nombre de censures faites par le Conseil constitutionnel. Au Sénat, l’examen technique des textes, mené de façon plus sage qu’à l’Assemblée, permet de les éviter », juge Bertrand Mathieu.
Chaque sénateur est indemnisé 5 388 euros par mois
Souvent mis en avant, le coût du Sénat est également une des raisons qui motive ses adversaires. Chaque sénateur est indemnisé à hauteur de 5 388,72€ net par mois. Par ailleurs, le Sénat emploie 1 222 fonctionnaires : secrétaires généraux, cadres, employés, jardiniers, cuisiniers… Les besoins de fonctionnement du Palais de Luxembourg sont tels que le coût total du Sénat est d’environ 336 millions d’euros par an. « Cette question n’est pas complètement anecdotique, estime Bertrand Mathieu. En France, nous avons globalement trop délus. Mais on pourrait réduire le coût de fonctionnement du Sénat en réduisant le nombre de sénateurs, sans pour autant supprimer le Sénat ». « Finalement, le coût du Sénat est assez modique et le supprimer n’impliquerait que des économies de bout de chandelle, termine Pascal Jan. Le Sénat, c’est une amélioration de la législation et donc des économies de simplification de la loi ».
(Crédit photo : Flickr/cc/RodolpheBreard)