Parfois, il faut bien reconnaître sa culpabilité. Oui, les médias jouent un rôle non négligeable dans le traitement partiel de l’actualité, et en particulier lorsqu’ils abordent la question de la délinquance. Sensationnalisme, manque de temps, difficulté à prendre du recul face à un sujet compliqué : les explications sont nombreuses. Cette question de la délinquance dans les médias énerve bien souvent les sociologues, qui ont pour eux la légitimité scientifique : « Je ne cherche pas à désigner les coupables, mais je suis confronté au fait que tout le monde a un avis sur la question », explique Laurent Mucchielli, sociologue, directeur de recherche au CNRS et directeur de l’observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux à Aix-en-Provence.
[pullquote]« À la télévision par exemple, les choses ne sont traités que dans l’immédiateté, ce qui implique ensuite que la société soit bourrée de représentations et de préjugés sur ce qu’on appelle la délinquance ». Et le territoire de la métropole d’Aix-Marseille-Provence illustre à merveille, si l’on peut dire, ces réflexions sur la délinquance. [/pullquote]
Dans son dernier ouvrage, Sociologie de la délinquance (Cursus, Armand Collin), Laurent Mucchielli tente de dissiper quelques idées reçues. Si le livre est édité dans une collection universitaire, il a vocation à être diffusé au grand public, « à qui on ne restitue une réalité trop souvent partial sur le sujet, ce qui est catastrophique pour le débat public », raisonne-t-il. Dans un blog collectif sur les questions de délinquance et de justice, il relaie ses travaux, essaie de donner une version plus complète, plus scientifique de cette réalité « caricaturée ».
Il y a moins de règlements de comptes à Marseille que dans les années 80
Les règlements de comptes à Marseille, par exemple, sont emblématiques : « On passe notre temps à lire des articles qui crient à l’horreur, mais à part quelques journalistes, personne n’a pas pris le soin de regarder une donnée publique : il y a en réalité trois fois moins de règlements de comptes que dans les années 80 », détaille le sociologue, qui renvoie au travail de Médiapart sur la question.
Dans un article de septembre 2013, la journaliste Louise Fessard écrivait ainsi (lien payant) : « Contrairement aux idées reçues, les années 1980 furent bien plus meurtrières que la décennie 2000. Le “code d’honneur” des voyous à l’ancienne semble une vaste galéjade. En 1985 et 1986, au plus fort de la guerre entre le clan de Gaëtan Zampa (qui s’était pendu dans sa cellule des Baumettes en 1984) et celui de Jacky Imbert, Roland Cassone, auquel s’était rallié Francis Vanverberghe, dit “le Belge”, la police et la gendarmerie répertorient 44 puis 45 morts par règlements de comptes dans les Bouches-du-Rhône (la plupart commis hors Marseille). » La journaliste s’appuie notamment sur les chiffres de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP).
Le graphique réalisé par Médiapart montre bien cette diminution des règlements de comptes :
Les interprétations qui circulent majoritairement dans le débat public seraient donc le résultat d’une « mauvaise blague liée à un manque d’enquête et de perspective historique », explique Mucchielli. « Après 1985, le nombre de règlements de comptes relevés par les forces de l’ordre dans les Bouches-du-Rhône décline lentement, tombant même à trois en 1997. Depuis 2002, il tourne autour d’une quinzaine de personnes assassinées par an. Un chiffre énorme pour un département de 1,9 million d’habitants », continue la journaliste, toujours dans la même enquête. « C’est la même chose pour la délinquance juvénile. On dit qu’elle rajeunit de plus en plus, or c’est faux… », continue Laurent Mucchielli. « En réalité, on plaque sur des faits divers des généralités sociétales, sans avoir réellement enquêté ».
« Quand les politiques disent qu’ils rétabliront la sécurité, c’est un jeu au service de leur ambition »
Mais alors à qui profite le crime ? Pourquoi, au-delà des critères marchands d’une presse qui fait ses choux gras sur le spectaculaire, les travaux des sociologues ne sont pas assez mis en valeur ? Eux doivent au contraire faire preuve « d’agnosticisme » sur la nature humaine, argue Mucchielli, qui constate avec effarement le désintérêt publique pour cette question. Le sociologue doit étudier les faits avec froideur, minutieusement, en les mettant en perspective.
« La production de normes sur la délinquance est un des fondements historiques et majeurs de l’affirmation des pouvoirs politiques », écrit Mucchielli, dans sa Sociologie de la délinquance, ce qui fournit déjà un premier élément de compréhension. « Dans nombre de pays même les plus laïcs, le pouvoir politique peut être tenté de réduire le rôle du sociologue à celui d’un technicien a service des politiques publiques du moment ». Sous entendu : il importe plus aux politiques de se faire réélire que de réguler les problèmes sociaux pointés par les sociologues.
Conséquence : « Les politiques sont prêts à toutes les propagandes pour se faire élire. Quand ils disent qu’ils rétabliront la sécurité, c’est un jeu au service de leur ambition », dénonce Laurent Mucchielli, qui dit « prêcher dans le désert » sur un sujet largement méconnu. « Le sociologue doit sortir du présentéisme et de l’ethnocentrisme pour découvrir la réalité des normes pénales et morales », expose Laurent Mucchielli dans son dernier ouvrage.
Des journalistes dépendants de la communication politique
« Le problème, c’est que l’information est dépendante de la communication politique. Le lendemain d’une communication de la police, on peut lire 150 articles de presse sans aucun recul sur ce qui a été dit pendant la conférence de presse », juge Mucchielli, qui oublie trop vite le travail de fact-checking inspiré des anglo-saxons réalisé par les Décodeurs du Monde, par exemple. « Les politiques veulent afficher ce qu’ils font, non pas régler les situations. Le diagnostic qu’on leur rend, ils s’en fichent un peu. Leur évaluation scientifique de la vidéo surveillance, ils ne s’y intéressent pas », lance Mucchielli.
L’exemple est intéressant puisqu’il révèle la contradiction entre le jugement scientifique et le discours politique. D’un côté, les politiques se piquent de mots sur la question, rassurant les citoyens, diffusant une image sécuritaire qui, dans certaines villes touchées par la délinquance, leur assure une flopée de voix. Mais de l’autre, l’analyse sociologique contredit cette image, comme l’explique Mucchielli : « Dans la plupart des cas, la vidéo-surveillance a eu une utilité réduite. Ça n’a pas d’effet dissuasif, au mieux ça déplace la délinquance. Le seul effet, c’est de récupérer des images pour les enquêtes de police. C’est aussi parce que, dans les Bouches-du-Rhône par exemple, le système technique a été mal pensé au départ. On n’a pas suffisamment pris en compte l’avis des policiers ». Dans un territoire aussi vaste que celui de la métropole d’Aix-Marseille-Provence, cette question est d’ailleurs un véritable défi. À quelle échelle les policiers doivent-ils intervenir ? Comment doivent-ils se coordonner ?
Écoutez l’intervention du préfet de police des Bouches-du-Rhône Jean-Paul Bonnetain :
Enfin, derrière l’écume de l’actualité, certains sujets d’intérêt général, comme la fraude fiscale, sont passés sous silence. Sauf lorsqu’un ministre de la République chargé de lutter contre cette fraude dispose lui même d’un compte en Suisse, comme Jérôme Cahuzac. Pareil pour la « délinquance à col blanc » ou « la délinquance des élites politiques », que Mucchielli veut traiter de la même manière que les autres formes de délinquance. « Rien que la fraude fiscale, c’est la totalité de l’impôt sur le revenu perçu par l’Etat », confie Mucchielli (entre 60 et 80 milliards d’euros par an, selon un rapport du syndicat Solidaires-Finances).
Quant à la corruption ou au clientélisme, ils n’ont pas cours uniquement à Marseille, loin de là : « La corruption ne peut se réduire à une analyse de déviances individuelles. Elle est souvent un système organisé, impliquant des corrompus, mais aussi des corrupteurs plus ou moins actifs », écrit Mucchielli, qui consacre également un chapitre au grand bantisme marseillais. Et pourrait, à l’occasion, noircir les pages d’un livre entier.
(Crédit photo : Flickr/CC/webn-tv)