Avec plus de 170 objets et documents présentés, parmi lesquels le fonds exceptionnel de l’éditeur Mondadori, la nouvelle exposition du Mucem – Roman-photo – apporte un éclairage sur ce genre de littérature populaire, au succès international, pourtant méconnu et méprisé. L’occasion également de fêter les 70 ans du concept et de Nous Deux, la revue la plus célèbre en France, et en avant-première MP2018 Quel Amour ! À voir sans hésitation jusqu’au 23 avril 2018.
De son pays natal, en 1947, où les scénaristes étaient des femmes qui s’adressaient en priorité aux femmes, le roman-photo a conquis des millions de cœurs à travers le monde, pendant des décennies. « Des contes de fées modernes peuplés de réfrigérateurs, de voitures, de tourne-disques, signes tangibles de la modernité et objets de désir (…) avec ses codes universels et archaïques » selon les commissaires de l’exposition. Qui n’a pas eu dans sa famille une lectrice du magazine Nous Deux ? Mais comment ce phénomène est-il apparu ? Et jusqu’où s’est-il propagé ? Quelques pistes données grâce au travail remarquable effectué pour la première fois par la journaliste Frédérique Deschamps et Marie-Charlotte Califat, adjointe du département des collections du Mucem.
De ses débuts au format actuel
Dans les premières salles, les commissaires d’exposition se sont attachées à retracer les origines du roman-photo jusqu’au format actuel, en passant par différents exemples corroborant le succès populaire et phénoménal du genre. On s’amuse ainsi de découvrir des magazines précurseurs du début du XXe siècle comme Fillette ou des séries de cartes postales dites « roses » avec leurs histoires d’amour rocambolesques.
Plus ancien encore, le ciné roman fait partie des ancêtres du roman photo comme le montre l’ouvrage, de petit format, Les mystères de New York, conçu en parallèle du film en 1915. Et jusqu’au ciné roman A bout de souffle de Raymond Cauchetier, publié en 1969 dans Le Parisien libéré et constitué de cinquante épisodes, de quatre cents photos de plateau du film de Jean-Luc Godard.
Une esthétique propre et des thèmes de prédilection
Comme l’explique Marie-Charlotte Calafat : « Il faut environ 900 photos pour un roman photo et on peut voir à travers une sélection de planches contacts que la fabrication est artisanale pour une production très populaire : prise de vue argentique, retouche à la gouache. » Sont même exposés un exemple de scénario et un guide pour réaliser un roman-photo. Assez rapidement, une esthétique s’impose au genre : simple, avec un premier plan et parfois un second, comme le montrent les photographies d’Antonio Caballero. Par économie de moyens, il arrivait que les images soient réutilisées, d’où la présence de planches contacts à trous.
Tremplin pour jeunes vedettes, le roman-photo voit défiler sur ses pages des « guest stars » comme Johnny Halliday, Rika Zaraï, Franck Alamo… qui jouent leur propre rôle dans des histoires romancées. Sophia Loren y fait ses débuts de carrière : elle incarne Sophia Lazzaro, celle qui ressuscitait les morts par sa beauté…
Très vite, il trouve ses thèmes de prédilection : l’amour, la mort, la maladie, la souffrance, la religion… et s’attache aux problématiques de son temps. Pour saisir l’ampleur du phénomène, on peut voir des exemplaires édités dans de nombreux pays ; la formule est reprise en « V.O », en Turquie, au Sénégal, en Espagne…
Décrié par les mouvements politiques comme dangereux pour les masses, critiqué aussi bien par les intellectuels que par l’Église, face à l’ampleur de son succès, ses détracteurs vont finir par se faire une raison et s’en servir, à leur tour, en adaptant le concept à leur propre préoccupation. Un outil de propagande idéal. Le journal catholique italien Famiglia christiana diffuse ainsi la vie des saints quand les communistes, italiens également, publient des histoires plutôt classiques mais sur fond de grève, d’accident du travail et avec, au dos, un appel à voter.
Puis, on pénètre dans une pièce entièrement tapissée de couvertures du magazine Nous Deux qui célèbre ses 70 ans. Sur une table, des exemplaires récents à feuilleter, et au mur, les portraits de huit lectrices et un lecteur marseillais mis en situation d’une rencontre importante dans leur vie, à la manière du concept, par le photographe Thierry Bouët. « Ce lecteur, précise Thierry Bouët, représente les 40% de lecteurs masculins » et il dira au photographe cette phrase à méditer : « Les histoires où il n’y a pas de femmes sont des histoire de guerre. »
De l’amour à l’humour, en passant par la cruauté
Dans une deuxième partie de l’exposition, étonnante, place aux avatars et aux détournements du roman-photo. On y découvre Killing, cruel et sadique personnage, italien d’origine, devenu Satanik en France. « Aujourd’hui on ne publierait plus ce genre de choses où le personnage principal torture et tue sans vergogne des jeunes femmes. Trop de violence, trop de sexe, politiquement incorrect », commente Frédérique Deschamps. Mais cette publication a eu un succès international incroyable : dix-neuf numéros sont parus en France avant que la censure ne l’interdise, quarante-deux en Italie, en Turquie on l’adaptera en film sans aucune autorisation au préalable, en Argentine on poursuit l’aventure. Sont d’ailleurs projetés trois extraits intéressants : celui d’un reportage signé par Luigi Commencini sur les enfants en Italie et dans lequel on entend un gamin dire qu’il lit Killing mais en fait ne sait pas lire ; un extrait de Ginger et Fred dans lequel on voit Killing en train de manger des spaghettis ; et enfin un extrait d’un film de Maurice Pialat dans lequel la grand-mère feuillette les magazines posés sur la table de la cuisine, tous des Satanik.
Également de la partie, le roman photo version érotique – Bang, Calamity Sex, Erotik, Lesbo, Playstory – voire pornographique avec la présentation dans une alcove à l’accès interdit aux moins de 16 ans de Supersex « dont l’acteur principal, qui interprète un extra-terrestre débarquant sur terre pour s’en donner à cœur joie, n’est autre que le parrain de Rocco Siffredi. » commentent les commissaires.
À partir de 1960, il est détourné en version humoristique ou satirique, et l’on retrouve, par exemple, le professeur Choron dans Hara-Kiri ou Coluche dans Les pauvres sont des cons du Petit Rapporteur, jusqu’à la compagnie de théâtre de rue Royal de luxe et son spectacle Parfum d’Amnesium (1987) joué plus de 250 fois dans vingt-deux pays.
Enfin, l’exposition se termine sur une nouvelle approche du roman photo avec un vrai parti pris artistique. Et pour accompagner le mot Fin, une partie du mur de baisers réalisé par Eugenia Balcells, une artiste féministe, à partir des cent dernières cases de différents romans photos.
Sous culture ou lien social méconnu ?
Les plus photogéniques des gloires de la scène et de l’écran y figurent : Johnny H. Et Sofia Loren, Mireille Mathieu ou Dick Rivers… Ou encore Jean Paul Belmondo -cadré par Godard et diffusé en feuilleton par le Parisien- comme Lollobrigida et Dalida ! Pourtant, le roman-photo, rejeton bâtard de la bande dessinée et de l’art photographique, n’a pas toujours eu bonne presse. Les milieux catholiques trouvaient immorale cette présentation, les intellectuels la jugeaient stupide et vulgaire ; les marxistes considéraient ce sous art comme anesthésiant et futile. Cependant, l’hebdomadaire Nous deux diffuse encore chaque semaine ces récits en images et bulles, à 230 ou 250 000 exemplaires . Soit plus d’un million de lecteurs-trices… C’est à dire plus que n’en recensent deux périodiques comme Challenges, et La Vie, réunis.
Ce magazine « qui porte bonheur » ne publie son premier récit en cases noires et blanches qu’en 1950, alors que la presse italienne inventait le genre trois ans plus tôt, en sollicitant quelques grands noms transalpins de la prise de vue : Fellini, Antonioni ou Gassman.
Dix ans plus tard, en 1961, la revue satirique Hara Kiri s’empare à son tour de ce mode narratif. Moins de mièvrerie, l’eau de rose devient du fiel; le comique succède au mélodrame. Charlie hebdo prendra le relais la décennie suivante, n’hésitant pas , entre deux dames dénudées, à déguiser Coluche en souverain pontif, régnant sur un épisode loufoque titré : « Le pape Jean Paul 2 et j’en retiens 1. » Jusqu’au mouvement politique situationniste, expert en dénonciation éloquente de la société du spectacle , qui aura aussi recours à cette mise en scène de photos parlantes, essentiellement sur le mode du détournement.
Soixante dix ans d’histoire, des millions de clichés , attestent que ce genre éditorial d’illustration sentimentale parvient à séduire et fidéliser une part du public, qui peut désormais partager les aventures sur tablette numérique, ou via Facebook. Avant l’ère digitale, tout l’arc méditerranéen , ainsi que l’Amérique latine , comptait des millions d’amateurs de roman photo. Dont le succès pourrait s’expliquer par un effet reflet, une sorte de sismographe des évolutions familiales et sociétales.
En somme, ce type de publication relève bien d’un sous genre de la littérature populaire. Ce qui suffit à justifier l’initiative du musée marseillais, héritier des arts populaires , d’exposer les rouages de ces feuilletons sentimentaux.
Labellisée MP2018 Quel amour !, cette exposition essaime déjà sous certains arrêts de bus. Des étudiants aixois de sciences-po enquêteront en février sur les formes amoureuses d’aujourd’hui.
Si Roland Barthes s’avouait « touché » par la bêtise de certains romans-photos, cette dimension primaire n’est-elle pas aussi celle qui permet l’accès au plus grand nombre d’une mythologie simpliste, combinant toutefois les talents de l’artisan (photographe cadreur et scénariste-dialoguiste) avec la puissance de l’industrie de la presse de charme.
Alain Masson