Pour Jean-Claude Gaudin, elle est « la Dame d’Aix ». Pour Maryse Joissains, il sera « le Goliath perdant » de la métropole. Elle l’accuse de vouloir éponger les dettes de sa ville – parmi les plus endettées de France – sur le dos de la sienne, si vertueuse en la matière qu’elle culmine dans le top dix des mieux gérées, selon un classement de l’hebdomadaire Le Point. Il se moque de son côté pétroleuse, clame son innocence et prétend qu’il n’a aucune leçon à recevoir « de qui que ce soit ». Au contraire : elle devrait « l’embrasser » pour avoir accepté que soit accolé, avant même le nom de Marseille (800 000 habitants), celui d’Aix (150 000 habitants), dans l’intitulé officiel (et peut-être provisoire) de la future métropole d’Aix-Marseille-Provence. Verrait-on le Grand Paris s’appeler Neuilly Paris Métropole ou bien la métropole lyonnaise se prénommer Lyon Vaulx-en-Velin Rhône ? Celle-ci doit en tout cas réussir l’exploit de rapprocher, en janvier 2016, les deux ennemies historiques de la Provence, qui se querellent depuis 22 siècles. [pullquote]Les deux maires ont trouvé, avec la métropole, un nouveau terrain pour s’écharper en public. Et ça ne fait que commencer…[/pullquote]
Une fois encore, Jean-Claude Gaudin a cédé aux caprices de celle dont les « excès » font désormais partie des habitudes de la région. « Il ne m’aime pas. J’ai tout fait pour lui démontrer que j’étais quelqu’un de loyal, mais il a décidé de ne pas m’aimer. Je le considère comme mon patron politique, je le respecte, mais je n’ai aucune appétence à devenir son amie », expliquait Maryse Joissains au Point il y a quelques mois. Réponse du côté du Vieux-Port : « C’est “Je t’aime, je t’embrasse” quand elle me voit, mais, dès que j’ai le dos tourné, elle critique ma gestion. Elle pense qu’en noircissant Marseille elle gagnera quelque chose, qu’en s’opposant à la métropole, elle se fera réélire », prédisait alors le maire de Marseille, 74 ans, réélu dans son fauteuil de l’Hôtel de Ville depuis 1995.
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Gaudin “Elle devrait m’embrasser” par IEJradiotele
Deux notables de la politique locale
Maryse Joissains, elle aussi, a été réélue maire d’Aix-en-Provence, certes après une campagne sanglante qui l’a vu s’opposer à l’un de ses adjoints, Bruno Genzana (UDI), dont la liste n’a pas fusionné au deuxième tour avec celle de l’UMP, alors qu’une triangulaire menaçait le siège de la pittoresque maire sortante. Mais elle ne compte pas en rester là. Vissée à son siège, elle n’accepte toujours pas d’être rattachée à « l’ogre » Marseillais. Ni d’être englobée dans cette métropole qu’elle juge « technocratique » et « bureaucratique ». Quitte à user et abuser de tous les arguments, sans craindre outre mesure la caricature : « À Marseille, ils travaillent trois heures et demie par jour, je ne veux pas qu’on se retrouve à payer leurs dettes », déclarait-elle à Valeurs Actuelles avant les municipales de 2014. Jean-Claude Gaudin aurait-il tendu le bâton pour se faire battre, lui qui, volontiers provocateur, avait avoué la chose suivante lors de ses vœux à la presse en 2012 : « Dans mon bureau, j’ai la climatisation. Et il m’arrive même parfois d’y faire la sieste ». [pullquote]« À Marseille, ils travaillent trois heures et demie par jour, je ne veux pas qu’on se retrouve à payer leurs dettes » (Maryse Joissains).[/pullquote]
Tout semble séparer ces deux personnages. Leurs villes : Aix, la Romaine, plutôt bourgeoise, calme et ordonnée. Et Marseille, la cité grecque, tournée vers la mer, plus tumultueuse, qui gronde et s’emporte, même si cela n’en vaut pas la peine. Mais aussi leurs parcours, sensiblement différents : Maryse Joissains est avocate, originaire de Toulon. Et plonge ses racines modestes jusqu’au Parti communiste, dont son père était adhérent.
Jean-Claude Gaudin, lui, ne manque jamais une occasion de s’emporter, lors du conseil municipal, contre Patrick Mennucci le « socialo-communiste », une expression qu’il est bientôt le seul à utiliser et qui fleure bon les années 80 ; mais surtout de rappeler qu’il est issu d’une vieille lignée de Marseillais empreints de culture démocrate-chrétienne, côté Mazargues, dans le sud aujourd’hui chic. Il n’a jamais fait autre chose que de la politique, rêvait d’être sénateur dès son plus jeune âge et conquit son premier mandat en 1965, sur la liste d’un certain Gaston Deferre, dont il est aujourd’hui le parfait successeur en fidèle chef d’orchestre des baronnies locales. Elle est l’épouse d’Alain Joissains, ancien maire d’Aix entre 1978 et 1983, condamné pour avoir financé sa villa par de l’argent communal. Il n’a pas de famille, ou presque, et a tout sacrifié à sa ville.
Si, en apparence, ils sont différents, le sociologue Michel Peraldi, auteur de Gouverner Marseille, note malgré tout une similitude :
« Ces gens là sont des notables : ils vivent dans leur petit monde, ne sortent pas de chez eux et défendent les intérêts d’une petite bourgeoisie. En réalité, ce sont les classes moyennes, des petits propriétaires, qui ont pris le pouvoir dans les villes, à Aix comme à Marseille, explique-t-il. À ceci près qu’à Marseille, qui est la ville qui compte le plus de propriétaires occupants, les logements ont moins de valeur. Alors qu’à Aix, c’est une vraie rente foncière. Sinon, Gaudin et Joissains ? Même combat ! »
Jean-Claude Gaudin et Maryse Joissains, derrière leurs visages d’apparat, représenteraient quasiment les mêmes administrés… Voilà qui a de quoi surprendre. Mais abstention oblige (elle atteint 41,01 % au deuxième tour à Aix, 42,72 % à Marseille), force est de reconnaître que ce sont toujours les mêmes qui se déplacent pour aller voter : les fameuses classes moyennes ! « Gaudin se targue d’avoir la majorité des Marseillais, mais c’est faux, enchaîne Peraldi. (…) En réalité, Gaudin a été élu par 12,8% des Marseillais. C’est à peu près la même chose pour Joissains ». La grande différence porterait sur l’image et la représentation sociale : « À Aix, ils ont le sentiment d’avoir acquis une certaine promotion sociale. Ce qui n’est pas le cas à Marseille… », termine le sociologue.
La métropole comme ligne de front
S’il est en tout cas un combat qui oppose les deux maires, depuis de longs mois, c’est bien celui sur la métropole d’Aix-Marseille-Provence, qui relie le fil de l’histoire. Il alimente toutes les controverses, centralise les inimitiés et autorise toutes les invectives. C’est peut-être elle qui fait ressortir les véritables différences entre les deux villes. Aix-en-Provence renâcle à partager les fruits de ses recettes fiscales, puisque la métropole bénéficiera, en principe, d’une fiscalité propre. À cela, Jean-Claude Gaudin répond simplement : « solidarité ». Dur à entendre pour Maryse Joissains, qui se félicite de ne pas avoir augmenté les impôts de sa municipalité depuis 2001… Autre argument avancé par Aix : la ville ne veut pas combler les dettes de Marseille. Sauf que cette fois, cela ne tient pas : les dettes des communes ne seront pas fusionnées par la métropole puisque, justement, l’échelon communal ne sera pas supprimé. [pullquote]Quand Maryse Joissains dénonce une structure « technocratique », Jean-Claude Gaudin lui répond « solidarité » avec Marseille.[/pullquote]
Enfin, Aix ne veut pas perdre ses prérogatives dans une structure que Maryse Joissains juge « technocratique ». Ce coup-ci, l’argument peut se comprendre. Sauf que les intercommunalités ont déjà largement vidé les communes de leurs compétences. En l’espèce, la communauté du Pays d’Aix est présidée par une certaine Maryse Joissains. Jean-Claude Gaudin, dont la ville aura 108 sièges sur 240 (pour seulement 17 à Aix, puisque le nombre de sièges est calculé en fonction du poids démographique), assure que « les choix de la métropole se feront exclusivement à l’aune des besoins du territoire. ». Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent.
« Ce n’est pas Marseille, le dernier de la classe, qui va diriger le premier de la classe. Les promoteurs Marseillais veulent abîmer Aix comme ils ont détruit le littoral. C’est une question de pognon. Les Aixois n’ont pas envie de devenir une banlieue ou un quartier de Marseille ! », s’emportait Maryse Joissains au début de l’année dans la Voix du Nord.
Ou l’art subtil de la métaphore… En filigrane, la maire d’Aix dénonce une métropole de grands ensembles, qui ne prend pas assez en compte les territoires, mais défend plutôt les intérêts des « promoteurs » et des « agents immobiliers Marseillais ». Sous entendu, la clientèle électorale de Gaudin, qui a la réputation de ne pas fâcher ses amis patrons. « Derrière ses airs débonnaires, c’est un libéral qui ne fait que peu de cas des autres, sinon de ses proches – grands patrons, promoteurs, architectes… », expliquait au Monde Patrick Mennucci, son adversaire socialiste à la mairie de Marseille, qui voulait déstabiliser celui qui l’a finalement défait. Maryse Joissains, elle, aurait plutôt tendance à favoriser sa famille. Son mari a été son directeur de cabinet. Avant que son contrat, signé dans la foulée des élections municipales de 2001, ne soit annulé par le tribunal administratif de Marseille, en 2008, pour « rémunération excessive ». Quant à sa fille, Sophie Joissains, elle a dirigé le cabinet de sa mère à la communauté d’agglomération du Pays d’Aix. Avant de devenir sénatrice des Bouches-du-Rhône, élue sur la liste d’un certain… Jean-Claude Gaudin, après un lobbying convaincant de la maire d’Aix-en-Provence. Preuve que les deux édiles savent parfois s’entendre.
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La vérité, c’est que les deux maires jouent chacun leur partition sur la métropole. « La faute n’en est pas plus à Gaudin ou Joissains, affirme Michel Peraldi. La responsabilité est celle de l’État : l’histoire de la métropole à Marseille, c’est l’histoire d’un rendez-vous manqué. » En effet, à la fin des années 1960, quand le Général de Gaulle propose à cinq villes (Paris, Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Marseille) de se constituer en communautés urbaines, Marseille décide de ne pas en être. « Seul Defferre a refusé. Ce fut une erreur historique, car Marseille s’est retrouvée seule pour affronter des crises successives », croit Jean-Claude Gaudin, qui se démarque de son prédécesseur. À l’époque, Vitrolles, Aix, Martigues et Aubagne étaient tenues par les communistes. À Marseille, le PCF pesait jusqu’à 35 %. L’État et Deferre se sont donc entendus pour ne pas faire la métropole, au risque d’en faire une base arrière anti-Marseille et anti-De Gaulle. Or les métropoles ne se sont jamais faites par le bas. C’est toujours l’État qui les a imposées d’en haut. C’est ainsi qu’aujourd’hui, le fait métropolitain existe dans le territoire, sauf au niveau politique. Pourquoi ?
« Car Aix n’y a pas d’intérêt, estime Michel Peraldi. La ville existe en s’opposant aux autres. Au 19e siècle, Aix refuse le train qui va alors jusqu’à Marseille. C’est une manière d’exister par une sorte de syndrome du village gaulois. Se mettre à l’abri des majorités pour ne pas être avalé et garder une spécificité. »
Alors, si l’on considère que la politique est aussi un théâtre, les acteurs Jean-Claude Gaudin et Maryse Joissains continueront d’y jouer leur jeu. Jusqu’à ce que l’État décide de baisser le rideau.
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