La métropole d’Aix-Marseille-Provence jouit d’une grande diversité de territoires et de populations, entre urbanité et ruralité. Quel que soit le prisme choisi, les questions qui se posent restent les mêmes ; et les réponses apportées révèlent des contours parfois divergents. C’est précisément pour nous faire comprendre cette complexité que dix spécialistes ont accepté de mêler leurs regards. À travers cinq thématiques, ils dessinent simplement pour nous une métropole multicolore.
[pullquote]Joëlle Zask, 54 ans
Travaille à Aix-en-Provence
Philosophe, maître de conférences habilitée à diriger des recherches[/pullquote]
GoMet’. Définition. Qu’est-ce qu’une métropole ?
Joëlle Zask. Il s’agit d’un centre urbain de grande taille mais unifié. Qui dit centre dit périphérie. En général, une métropole renvoie à l’idée d’un phénomène de concentration d’une population, d’un habitat et d’un ensemble d’activités : à la fois capitale économique, centre administratif, moteur culturel, etc. Des questions doivent cependant être posées, particulièrement à Marseille : l’unification induite par cette notion de centre ne dépend-elle pas davantage d’une question d’image que de réalité. Est-elle médiatique ou factuelle ? Est-elle autre chose qu’un artefact consécutif à un effort de visibilité politique et économique à destination de l’extérieur ?
G’. Dynamiques. Parlez-nous alors de ces dynamiques spécifiques à Aix-Marseille-Provence.
J.Z. Peut-on parler de dynamique pour ce territoire ? Là se trouve peut-être la première interrogation. Au regard du décrochage important qui, à mon sens, existe ici entre l’image et la réalité, il semble difficile d’identifier des mouvements réguliers et évolutifs. Forces centrifuges comme centripètes s’expriment de manière contrastée à l’échelle du territoire. Regardez les villes d’Aix-en-Provence et de Marseille : elles poursuivent des logiques bien différentes et souvent conflictuelles, ne serait-ce qu’à travers leurs histoires, leurs géographies, leurs écosystèmes.
Ces clivages se nourrissent aussi de la clandestinité traditionnelle et factuelle au sein de laquelle évolue particulièrement la cité phocéenne. La ville, qui tend à tourner le dos à la mer, se dissimule d’abord derrière son tissu urbain : les quartiers résidentiels sont pour beaucoup bordés de murs et les façades, relativement inertes, sont alignées. La vie est ailleurs, côté cours, là où s’épanouissent les jardins. Derrière ces cloisons, réelles ou symboliques, les activités illicites des secteurs du nord restent tolérées ; au sud, les grandes fortunes issues notamment de l’industrie portuaire se cachent. Ne dit-on pas qu’à Marseille, les quartiers Nord brassent clandestinement plus d’argent que ce que représente le budget de la ville ? Et que le nombre des imposés sur la fortune est le plus élevé ? Il existe comme des « arrangements » qui provoquent un statu quo en termes de contrastes, de clivages, de séparation. Cela accentue les problèmes de gouvernance propres à Marseille, ainsi que le caractère illusoire d’une métropole que l’on voudrait dotée d’une identité commune.
L’épisode « capitale européenne de la culture » a selon moi porté cette dynamique clivante, finalement la seule notoire, à son apothéose : d’un appauvrissement de l’offre culturelle à une annihilation du débat public. Les grands projets ont en effet capté une part importante des moyens en faveur d’une centralisation supplémentaire, cela au détriment des initiatives artistiques anciennement implantées ici (la fermeture de Red District dirigé par Joël Yvon et celles à venir du château d’Avignon et de la galerie du conseil général, ou encore la liquidation de galeries associatives). Je m’étonne également de l’absence totale de critique suscitée par le MuCEM, symbole de ce délitement du tissu artistico-culturel : Image avec un grand I qui malheureusement s’interpose entre Marseille et la mer ; on ne voit désormais la grande bleue qu’à travers son maillage noirs et ses piques. Un mur de plus. Et, entre hier et aujourd’hui, cette concentration des moyens à sens unique s’est accentuée.
G’. Perspectives. Quels horizons peuvent sortir ce territoire de l’appauvrissement précédemment évoqué ?
J.Z. Face à la pauvreté et à la précarité d’un trop grand nombre d’individus, relevant y compris des classes moyennes, l’enjeu économique demeure fondamental. Il est ainsi regrettable de constater qu’aujourd’hui les efforts ne sont pas dirigés vers les populations nécessiteuses ; les mêmes qui, de manière là aussi peu visible et méconnue, jouissent d’un potentiel immense, de type associatif et participatif. Les travaux de rénovations urbaines, de grands projets à grande échelle, contribuent surtout à creuser davantage encore les écarts entre les plus aisés et les milieux pauvres et intermédiaires. Face à cela, les initiatives associatives locales, très précieuses en termes d’intégration, de partage culturel, de vie économique et de développement durable, pâtissent de l’absence d’accompagnement. Ce sont pourtant ces acteurs-là qui inventent des alternatives à un système aujourd’hui défaillant.
L’université Aix-Marseille illustre presque parfaitement cette tendance qui encourage la grenouille à vouloir se faire plus grosse que le bœuf. Plus elle sera grosse, plus elle sera concentrée, plus elle sera centralisée, plus elle sera économiquement rentable : et plus aussi elle oubliera de se soucier d’enseignement, de recherche, des besoins fondamentaux des personnels et étudiants. Afin de contrer cette illusion pathologique, rappelons simplement que cette établissement compte 72 000 étudiants contre un peu plus de 27 000 [21 000 selon le dernier classement Shanghai] à Harvard, établissement le mieux classée du monde…
G’. Outils. Comment révéler ces richesses aujourd’hui dans l’ombre des murs ?
J.Z. En revenir aux fondamentaux des principes démographiques : « du peuple, pour le peuple et par le peuple », comme le disait Lincoln. C’est-à-dire que les acteurs locaux, individuellement ou en association, devraient conserver et exercer leur pouvoir d’initiative, avec pour se faire les moyens d’agir ; et les gouvernants rester dans ce rôle d’accompagnant que leur confèrent aussi les institutions, non se substituer aux citoyens. À cette condition seulement peut s’épanouir une indispensable pluralité sur l’ensemble des thématiques territoriales. Or, que se passe-t-il aujourd’hui ? L’action locale dirigeante, telle qu’elle est envisagée, détruit les initiatives individuelles. Face à cette concentration, le tissu associatif connaît de vraies difficultés logistiques, à l’origine de conflits internes et de souffrances.
G’. De quelle manière la future métropole pourrait-elle gouverner sans nuire à cette dynamique de proximité ?
J.Z. Aix-Marseille-Provence peut devenir une zone de droit fonctionnant sur la base d’une pluralité des acteurs et des activités. C’est là tout l’intérêt d’une unification administrative en démocratie : dessiner un espace dans lequel les lois sont logiquement respectées par l’ensemble des initiatives. Si l’unité institutionnelle nécessite bien entendu l’application uniforme des règles de droit, elle n’implique aucunement la centralisation de l’action. Je crains que le projet actuel ne reproduise ces défauts identifiés à l’échelle nationale. La métropole est aujourd’hui placée devant une alternative : il serait fatal qu’elle opte pour l’uniformité et cette concentration dont on ne parvient toujours pas à se défaire, le processus de décentralisation l’ayant seulement déplacée vers un plan régional.
G’. Imaginaires. Vous parliez d’une distorsion entre l’image et la réalité. Quelles sont-elles, ces images ?
J.Z. Elles proviennent davantage des discours médiatiques que des traditions réellement existantes, multiples et parfois aussi très clivées. Marseille, son Vieux Port, son savon, son métissage, son passé phocéen : la presse propage un imaginaire déconnecté des réalités locales. Dans les années 2000, combien d’individus ont posé les pieds dans le quartier du Panier, pensant y trouver une sorte d’Aix-en-Provence miniature au cœur de Marseille et, face à l’illusion, sont repartis rapidement vers la capitale ?
La cité phocéenne est humainement aussi contrastée que le sont sa géographie et ses habitants. Qu’ils soient arméniens, napolitains, marocains, juifs, portugais, libanais, ces derniers ne nourrissent pas les mêmes histoires. Au grand melting-pot auquel personne ici n’aspire, c’est la pluralité qui est pratiquement préférée. Certes, ces récits culturels peuvent parfois entrer en conflit, particulièrement encouragés en cela par les mouvances d’extrême droite. Mais l’expérience prouve quotidiennement qu’aucun groupe moniste et dominant ne revendique la propriété de la ville. Bien illusoire et dangereux apparaît le grand mélange idéal des communautés ! Si les gens coexistent plutôt bien, ils ne souhaitent pour autant pas cohabiter. Davantage même, il existe à Marseille une réalité qui pousse à mettre en cause le bien-fondé de ce que l’on appelle aujourd’hui le « vivre ensemble ».
Ce qu’en retient GoMet’
Une métropole relève surtout d’un phénomène d’unification et de masse. Le territoire d’Aix-Marseille-Provence est davantage caractérisé par ses clivages. Les dispositifs de concentration (gouvernance et moyens) s’opposent aux intérêts du plus grand nombre des résidents. Seules les initiatives locales peuvent maintenir une indispensable pluralité des activités. Contrairement à ce que prétend le discours médiatique, le joyeux mélange n’est qu’une illusion.
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