A l’arrivée des beaux jours, Gomet a interviewé Bruno Delahaye, patron de Sud Plaisance depuis 5 ans, qui revendique être un acteur de transformation économique et de transition écologique vers un nouveau modèle de nautisme de plaisance.
Dans quel esprit êtes-vous arrivé à la tête de Sud Plaisance ?
Bruno Delahaye : Lors de l’acquisition de Sud Plaisance en juin 2019, l’entreprise faisait autour de cinq millions d’euros de chiffre d’affaires et avait pour activité la vente de bateaux, avec deux ou trois marques à sa disposition. Aujourd’hui, il s’agit d’un groupe, qui comporte toujours le site de Marseille Pointe Rouge, mais aussi des agents et trois points de concession autour de Cannes (Mandelieu, Golfe Juan et Vallauris) créés en 2022. Sud Plaisance réalise cette année neuf millions et demi de chiffre d’affaires et distribue les marques de nautisme américaines et italiennes QuickSilver, Fiart, KeyLargo, la française White Shark, l’ukrainienne Brig et la suédoise Candela, ainsi que les moteurs Mercury Marine. Sud Plaisance a presque doublé sa taille, sans acquisition, uniquement en croissance organique.
Mais la stratégie de croissance n’a pas pour principal indicateur de performance le chiffre d’affaires. Dès le départ, ça m’a semblé plus important d’être un acteur de transformation et de transition vers un nouveau modèle, économiquement et écologiquement différent. J’ai voulu mettre en place trois évolutions majeures et trois transitions opérationnelles ; aujourd’hui ce n’est plus du domaine de la vision ou la stratégie, mais de la réalité.
L’innovation d’usage est pour vous la plus importante évolution, de quoi s’agit il ?
B.D. : Quand les gens font du bateau, ils ont pour habitude d’acheter un bateau, trouver une place de port, et l’exploiter ; un jour ils vont le vendre, ou le recycler, ou le jeter. C’est un modèle économique assez polluant et assez égocentrique, parce qu’une famille sur un bateau, c’est un cauchemar écologique : consommer entre 30 et 70 litres par sortie, c’est quasiment dix fois la consommation et les rejets de particules d’une voiture, dans un environnement dont on est très fier ici qu’est le Parc national des Calanques. Une solution écologique est à trouver, car c’est fantastique de faire du bateau ; c’est une belle expérience pour nous et nos enfants, mais il faut une manière différente de faire, une innovation d’usage.
J’ai démarré depuis deux ans une nouvelle façon de faire : le bateau par abonnement. Plutôt qu’un bateau dédié à une famille, un bateau sert pour six familles. Les nouvelles générations sont de plus en plus détachées du phénomène de propriété : au lieu de posséder, on achète un droit d’usage pendant un an avec un ensemble de services. Sud Plaisance n’est plus le concessionnaire ou le vendeur du bateau, mais devient un point de services qui fournit un bateau, la place de port, l’assurance, l’entretien… En résumé, un professionnel gère tout ce qui est compliqué dans le bateau, et le client paye un montant fixe entre 300 et 400 euros par mois, seule l’essence reste à sa charge.
Quel est l’intérêt de ce bateau partagé ?
B.D. : Pendant douze mois, ce client a l’usage illimité d’un bateau, certes partagé avec d’autres familles, mais comme nous sommes un point de service dans lequel plus de bateaux sont disponibles à tout moment, le taux de surbooking est quasi à zéro. Précisons que ce chiffre de 6 n’est qu’un ratio et non une dimension juridique. Si jamais il arrivait un jour que les six familles viennent le même jour, le problème serait immédiatement résolu par notre flotte de location de 30 bateaux.
Je crois beaucoup à cette innovation d’usage. Depuis janvier 2024, la politique de notre Métropole a modifié ce qu’on appelle le RPP, le règlement de police de port, qui rend de manière maintenant quasiment impossible la cession d’une place. Il y avait une forme de tolérance jusque là qui permettait, quand on avait acheté un vieux bateau, si un jour on le remplaçait, de pouvoir quand même conserver sa place pour mettre un nouveau bateau. C’est maintenant impossible : quand on revend son bateau, on perd sa place de port et on ne peut plus mettre son bateau neuf dessus. En parallèle, il y a des mécanismes de liste d’attente, mais on risque d’attendre 25 ans pour avoir une place ! Ce n’est pas simple de faire coïncider le moment où vous pouvez acheter le bateau et celui ou vous avez envie d’avoir un bateau. Ca a donné un coup d’arrêt à la vente de bateaux. Notre solution est la location-partage de bateaux.
Aujourd’hui, 40 abonnés sont en test depuis deux ans. Je veux massifier cette tendance et faire en sorte que nos espaces de stockage à sec soient quasi réservés à ces clients : ça multipliera la capacité d’accès aux bateaux à un nombre plus important de familles. Il y a un sujet économique derrière : un bateau coûte cher. Au lieu de s’endetter pendant une dizaine d’années et de payer 1500 à 2000 euros par mois (difficile de faire moins quand on prend tout, l’assurance, le remboursement du bateau, l’usure, etc.), l’accès est donné à des gens qui paieront entre 300 et 400 € par mois. En démocratisant, on peut massifier et viser surtout des familles avec enfants. Certes il reste un sujet écologique, car un bateau dévolu à six familles va tourner plus ; mais il n’y aura pas six moteurs à recycler, ni six coques à recycler, ni six réfections sous-marines par an pour protéger la coque du bateau, soit un facteur écologique divisé par six.
Que faites-vous pour l’empreinte carbone des plaisanciers ?
B.D. : La deuxième innovation sur laquelle travailler, c’est en effet l’empreinte carbone. Pour cela, j’ai créé la société Vespucci Lab, qui rassemble des projets d’innovation dans le nautisme : on y développe des marques, qui au fur et à mesure de leur niveau de maturité deviennent commerciales. Par exemple, Hydro Carbone est un mécanisme qui permet de d’injecter de l’hydrogène dans le circuit d’alimentation d’un moteur bateau et de réduire sa consommation. C’est déjà connu des pêcheurs pour des bateaux à propulsion diesel. C’est un modèle breveté, en test à l’essai chez un certain nombre de nos partenaires.
Plus mûr, Ethabox est un réseau d’installation de boîtiers, pour adapter un moteur de bateau à essence à un carburant issu de l’agriculture française du colza et du maïs, comme le biocarburant dans l’automobile depuis des années. Nous avons développé un boitier électronique adapté aux moteurs marins, avec une mesure d’étanchéité, et avons changé les injections. Ethabox est maintenant diffusée dans 29 points de vente en France entre la Bretagne, les Sables d’Olonnes et la Méditerranée, où on trouve des installateurs certifiés qui installent ces boîtiers, permettant au plaisancier d’utiliser indifféremment de l’essence ou du biocarburant, de façon mixte, flexible, dite “flex fuel”. C’est intéressant de mettre en place une économie de coût, vertueuse aussi pour les producteurs de biocarburant, en soutien de la filière agricole.
Depuis le 22 mars dernier, une pompe en carburant E85 est disponible au Vieux-Port de Marseille. L’impact est fort sur les gaz à effet de serre, et en prix, on compte près d’1 € de moins que l’essence au litre (soit 1,33 € au lieu de 2,30), à appliquer à un plein entre 400 et 600 litres. On peut donc économiser 600 € avec un boîtier qui coûte 1 200 € et se rentabilise en deux pleins. Les plaisanciers peuvent diviser leur budget carburant quasiment par deux, il y a donc un double effet, écologique et social.
Sud Plaisance veut être à la pointe de l’innovation sur l’électrique
Bruno Delahaye
Et l’énergie électrique ?
B.D. : La troisième évolution est en effet électrique. Dans le nautisme, nous n’avons pas de règle qui oblige à passer à l’électrique comme l’automobile en 2035, ni bonus, ni aides. Néanmoins, Sud Plaisance veut être à la pointe de l’innovation sur l’électrique : notre objectif à terme est de fournir des flottes nautiques qui comprennent des solutions électriques, comme aujourd’hui un loueur automobile traditionnel avec la voiture électrique.
C’est une solution pour l’instant imparfaite pour nous Marseillais, parce ce que le trajet que le plaisancier aime bien faire consiste à naviguer de Pointe Rouge jusqu’aux Calanques et revenir ; or faire ce parcours avec un bateau électrique, avec une famille complète à bord, est aléatoire, car pour l’instant, les niveaux d’autonomie des bateaux traditionnels permettent de le faire, mais en rentrant avec à peine 5 ou 10 % de batterie résiduelle, ce qui n’est pas très confortable. Nous attendons que les innovations de batteries permettent de faire mieux et que les bateaux en jeu ne soient pas trop gros ni trop chers, soit en location, soit en nouvellement. Ca va venir, chaque année nous faisons des essais avec diverses marques. Pour l’instant, nous nous sommes tournés vers un bateau électrique extraordinaire et haut de gamme, le Candela (360 000 € hors taxe) : mais ce n’est pas un bateau qu’on sort en famille juste pour faire un tour, ça reste une icône. J’espère en faire un objet plus répandu.
Quelle est votre politique en matière de ressources humaines ?
B.D. : Nous sommes 17 personnes chez Sud Plaisance. Nous formons et embauchons des jeunes, issus des lycées marseillais Poinso Chapuis et l’Estaque. Des jeunes en bac pro maintenance navale viennent faire ici leur stage de formation obligatoire, ou des jeunes en CAP leur alternance, et parfois des adultes leur reconversion professionnelle via l’AFPA. Pour 10 % à 20 % d’entre eux, ça peut déboucher sur une embauche. Environ la moitié du staff aujourd’hui vient de cette filière de formation par les stages. Il sont d’abord en CDD pour la saison, on garde les meilleurs pour l’hiver, puis pour les pérenniser. On a suffisamment de candidatures et pas de difficultés à recruter des mécaniciens et des monteurs, dont le rôle est de mettre un moteur sur un bateau neuf, insérer un GPS, de l’électronique. Nous embauchons aussi volontairement des filles dans l’atelier mécanique (4 sur 9 personnes à la technique) et souhaitons que le métier de mécanicien de marine se féminise.
Quelles sont les spécificités financières de votre métier ?
B.D. : La plaisance est un métier à cycle long et à fort besoin en fonds de roulement. Sud Plaisance commande en juin une cinquantaine de bateaux neufs pour la saison suivante. Les fournisseurs les fabriquent pendant l’hiver, et commencent à nous livrer à partir du mois de janvier ou février de l’année suivante. Un an après quasiment, au mois de mars, avril, mai, Sud Plaisance commence à vendre et déstocker après avoir porté une année de stock.
Une démarche d’ouverture du capital est à l’étude.
Bruno Delahaye
Sud Plaisance facture 90 % de son chiffre d’affaires entre février et septembre et estime son stock à 5 millions. Ce stock à porter avant d’être vendu coûte cher, selon les taux d’intérêt, variables en fonction de l’économie. Il y a quelques années, Sud Plaisance arrivait à avoir des coûts de financement de stock entre 2 et 3 %, mais aujourd’hui elle subit le double rebond des taux d’intérêt et des marges, ainsi que l’augmentation des volumes stockés, suite à un ralentissement des ventes dans le secteur, pour des raisons conjoncturelles globales.
Nous sommes dans un métier capitalistique et le rôle des banques est important. Sud Plaisance fait partie des treize sociétés sélectionnées en France pour l’accélérateur industriel de la mer avec BPI (en plaisance, nous sommes deux à Marseille, avec Sud moteurs). Sud Plaisance a fait augmenter la part de son chiffre qui vient d’une économie vertueuse et a diminué l’empreinte globale de son activité. Une démarche d’ouverture du capital est à l’étude.