Chef d’entreprise, ancien élu, auteur et conférencier, Pierre Grand-Dufay s’intéresse dans ses différentes activités aux mutations du monde. En 2018, dans Le Monde de Tim, il livrait un passionnant voyage dans nos vies augmentées par les technologies. Un roman fiction visionnaire alors que sept ans plus tard la généralisation de l’intelligence artificielle dans nos vies quotidiennes est à l’oeuvre.
Aujourd’hui, il exhorte Marseille à se mobiliser autour de cette révolution aux conséquences économiques, sociales et culturelles multiples. Pierre Grand-Dufay explique dans un entretien accordé à Gomet’ pourquoi la cité phocéenne peut et doit devenir « la capitale méditerranéenne de l’IA. »
Vous avez publié une tribune remarquée dans La Provence appelant à faire de Marseille la capitale méditerranéenne de l’IA. Pourquoi cette démarche ?
Pierre Grand-Dufay : Parce qu’il existe une évidence historique et une urgence sociale. Aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, Marseille était l’un des grands centres de l’économie mondiale. Les routes du Levant, de l’Europe et de l’Orient convergeaient vers elle, et ces routes avaient été organisées dès 1599 par la première Chambre de Commerce de France, c’était déjà un modèle de gouvernance des flux.
Aujourd’hui, une autre carte raconte la même histoire : celle des câbles sous-marins numériques qui relient l’Europe, l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie, soit 57 pays et plus de cinq milliards d’utilisateurs potentiels, Marseille est devenue le 6ᵉ hub numérique mondial, mais cette position exceptionnelle contraste avec une réalité très préoccupante : une grande partie de la population marseillaise vit à l’écart de la croissance, sans accès aux compétences de demain.
L’intelligence artificielle n’est donc pas seulement une opportunité économique : pour Marseille, c’est une question de survie sociale. Si nous ne formons pas massivement notre population, en commençant par les plus défavorisés, alors une génération entière sera laissée en marge d’un monde qui change à une vitesse fulgurante.
À l’inverse, si nous réussissons cette transformation, Marseille peut faire de l’IA un levier d’inclusion massive et redevenir un modèle mondial, non par sa puissance, mais par la façon dont elle saura intégrer l’ensemble de sa population dans cette transition, et en tirer une croissance économique durable. L’opportunité est là, mais elle ne nous attendra pas.
Le campus IA doit être central, visible, accessible et ouvert 7 jours sur 7
Comment concrétiser cette ambition ?
Pierre Grand-Dufay : En faisant de Marseille le laboratoire méditerranéen de l’IA inclusive, et ce n’est pas un slogan, c’est un projet concret. Il faut commencer par créer, au cœur de la ville, une Maison méditerranéenne de l’IA et des Compétences : un espace ouvert et populaire, où chacun, absolument chacun, peut apprendre à utiliser l’intelligence artificielle sans intimidation, comme on apprendrait à lire. Les Galeries Lafayette, aujourd’hui vacantes, offrent une opportunité unique. Le campus doit être central, visible, accessible et ouvert 7 jours sur 7.
Ensuite, il faut former massivement la population, en commençant par les quartiers populaires, car ce sont eux qui seront les premières victimes de la révolution technologique si rien n’est fait. L’IA va éliminer certains métiers, en transformer d’autres, et en créer de nouveaux : il est impératif que tous les Marseillais, et pas seulement une élite, y soient préparés.
Cela suppose des formats rapides et progressifs : des ateliers de deux heures pour découvrir les usages, des parcours de vingt heures pour acquérir les compétences essentielles, puis des certificats métiers de cinquante à cent vingt heures dans la santé, la logistique, le commerce, l’hôtellerie, le BTP, l’administratif… Enfin, un accompagnement vers des micro-stages et de l’alternance permettra de transformer la compétence en emploi.
Mais le cœur du raisonnement est ailleurs : former massivement la population, c’est irriguer tout le tissu économique de la compétence IA et créer un cercle vertueux : former un très grand nombre de Marseillais, y compris ceux qui n’auraient jamais imaginé travailler avec l’IA, car ces personnes vont entrer ensuite dans les entreprises, qui vont alors découvrir et adopter les usages les plus utiles, ou créer leur propre start-up. Ensuite les entreprises vont améliorer grâce à l’IA leur productivité, leur organisation, leurs services et elles embaucheront davantage de personnes formées, créant à leur tour un appel d’air pour les formations, et toute la ville montera en compétence, devenant une ville à la pointe de l’IA, gage d’une croissance économique forte.
Un hub sans population formée est un hub sans destin et sans âme
C’est ça qui transforme l’IA en un projet territorial, et non en une innovation abstraite. Car si Marseille ne forme pas massivement sa population dès maintenant, elle restera un hub technique sans devenir un hub humain. Et un hub sans population formée est un hub sans destin et sans âme.
Ne craignez-vous pas que l’IA remplace alors des compétences humaines et détruise des emplois ?
Pierre Grand-Dufay : Regardez autour de vous, les pays les plus robotisés ont les taux de chômage les plus faibles, parfois même négatifs, alors que ceux où la robotisation est faible ont un chômage élevé, comme c’est le cas en France. C’est contre-intuitif, je vous l’accorde mais plus un territoire automatise, moins il détruit d’emplois… à condition que cette automatisation s’accompagne d’une véritable montée en compétences.
En quoi votre projet diffère-t-il des initiatives existantes comme le campus numérique de La Plateforme, The Camp ou le projet Theodora ?
Pierre Grand-Dufay : Ce sont d’excellentes initiatives. Mon projet concerne la totalité de la population, et surtout ceux qui n’ont aujourd’hui aucune chance d’accéder aux métiers du numérique, c’est un projet de société qui répond à des objectifs économiques mais avant tout sociologiques, car sans correction massive de la fracture actuelle, Marseille connaîtra un centre numérique hyperperformant entouré d’une périphérie sociale marginalisée. Mon projet vise justement à éviter cette dérive.
L’IA comme levier d’émancipation
L’IA n’est pas un gadget technologique : c’est un levier d’émancipation. Si nous n’agissons pas maintenant, elle aggravera les écarts ; si nous agissons rapidement, elle peut les réduire.
Marseille a raté certains rendez-vous méditerranéens, comme l’accueil du siège celui de l’Union pour la Méditerranée installé finalement à Barcelone. Pourquoi serait-ce différent cette fois ?
Pierre Grand-Dufay : Parce qu’à l’époque, la dynamique technologique qui peut aujourd’hui transformer une ville n’existait pas. L’UPM reposait sur une diplomatie classique ; notre projet s’appuie sur un moteur entièrement nouveau : l’intelligence artificielle qui est un levier inédit pour être non seulement un hub géopolitique, mais surtout un laboratoire social et technologique capable d’entraîner tout un territoire. L’histoire nous offre une fenêtre, si nous la laissons passer, nous perdrons une génération.
En quoi Marseille est-elle adaptée pour devenir un phare méditerranéen de l’IA ?
Pierre Grand-Dufay : Parce qu’elle réunit des qualités rares : une position géostratégique exceptionnelle, une culture du mélange unique en Europe, une capacité d’adaptation historique, et de nombreux atouts dont Aix-Marseille Université et ses pôles d’excellence en sciences et technologies, des centres de recherche de rang mondial, un réseau de start-ups et d’incubateurs dynamiques, une Région très mobilisée pour la transition numérique et énergétique, qui utilise déjà l’IA pour moderniser son administration, des entreprises très innovantes, souvent leaders dans leur secteur, et une locomotive extraordinaire avec CMA CGM qui dynamise tout un territoire, en pointe dans de nombreux domaines dont l’IA.
Plus une société est diverse, plus ses algorithmes sont justes !
L’IA peut-elle réduire vraiment la fracture sociale ?
Pierre Grand-Dufay : Il est vrai que le taux de pauvreté à Marseille est très élevé et une très grande partie de la population est mise à l’écart du développement économique et donc de la maitrise des outils numériques. Il faut transformer cette situation en atout car la diversité humaine, assez unique en Europe, peut-être une richesse stratégique pour l’IA : plus une société est diverse, plus ses algorithmes sont justes !
L’IA représente une chance historique de ramener cette population défavorisée vers la connaissance et l’emploi. Je me répète mais sans politique volontariste, l’IA aggravera la fracture entre qualifiés et non qualifiés. En revanche si Marseille forme en priorité les publics fragiles, elle deviendra la première ville européenne à utiliser l’IA comme levier de dignité, d’employabilité et de mobilité sociale. Former massivement n’est pas une option : c’est la seule manière d’éviter que des milliers de Marseillais ne se retrouvent sans avenir.
L’IA consomme de l’énergie. Marseille peut-elle devenir un modèle ?
Pierre Grand-Dufay : Oui, car la ville combine les atouts nécessaires : un rôle central dans les flux mondiaux de données, une région pionnière dans la décarbonation et un tissu technologique innovant. Marseille peut devenir la capitale méditerranéenne de l’IA efficiente : utile, sobre et performante.

La Méditerranée peut-elle porter une ambition numérique ?
Pierre Grand-Dufay : Oui, car elle concentre les défis du siècle : énergie, climat, mobilité, démographie. L’IA peut être un instrument de coopération régionale. Marseille doit initier un réseau méditerranéen des villes de l’IA et une Charte méditerranéenne de l’IA, équivalent contemporain de la Lex Mercatoria de 1599..
Que serait cette Charte méditerranéenne ?
Pierre Grand-Dufay : Un cadre commun garantissant transparence des algorithmes, protection des libertés, partage équitable de la valeur, inclusion des publics fragiles et sobriété énergétique. Nous devons nous inspirer de l’AI Act européen et de la récente loi californienne, la « Transparency in Frontier Artificial Intelligence Act », qui entrera en application dans quelques semaines. Toutes les régions du monde auront bientôt leur propre réglementation des usages de l’IA, la Méditerranée doit avoir la sienne.
Vous dirigez Tertium, avait élu à la région en charge de l’économie, écrit des romans, vous donnez régulièrement des conférences. Quels sont vos projets aujourd’hui ?
Pierre Grand-Dufay : J’ai vraiment apprécié mon mandat de président de la commission Économie-Emploi de la Région et travailler au service de tous est passionnant, au sein d’une institution agile et performante pour les cinq millions d’habitants de Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Elle est dirigée par un président remarquable, Renaud Muselier, qui est aussi efficace dans l’action que visionnaire dans ses choix pour l’avenir, par des élus très impliqués et des services très compétents.
Tertium a fait une très bonne année 2025 avec deux très belles cessions : WAGA, en passe de devenir le leader mondial de la méthanisation de gaz de sites d’enfouissement, alors que nous étions entrés à son capital quand elle n’était qu’une start up, que nous avons cédée dans de très bonnes conditions au fonds d’investissement suédois EQT Partners, ainsi que Synergie Cad (fabrication de tests pour semi-conducteurs), cédée au fonds d’investissement Ardian. C’est formidable de contribuer à l’éclosion de leaders européens ou mondiaux et d’investir dans des sociétés innovantes. Le capital développement est réellement un maillon essentiel du développement économique des territoires.
L’année 2026 annonce également de très belles réalisations. En parallèle, je poursuis à temps perdu mon activité d’écrivain et de conférencier, passionné par les nouvelles technologies et leur impact dans nos sociétés. Il est vrai que mon métier me permet d’être en contact permanent avec les innovations, nouvelles technologies, projets et visions d’avenir.
Pourquoi Marseille peut-elle réussir cette fois-ci ?
Pierre Grand-Dufay : Parce qu’il existe une évidence historique et une urgence sociale et parce qu’elle n’a pas le choix. Marseille doit devenir la capitale méditerranéenne de l’intelligence artificielle. En conclusion, permettez-moi de citer Victor Hugo : « Rien n’est plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue ».
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