Par Hervé Nedelec
C’est la question qui traverse et glace les riverains de la place Castellane, au confluent du sixième et du huitième arrondissement de Marseille. Le banc de 102 mètres, encore bâché pour le préserver des intempéries, et ses 68 pierres calcaires pesant chacune quatre tonnes, résisteront-ils à la calamité du moment ?
Mme Martine Vassal présidente de la Métropole nous a utilement éclairé sur la destination de cet investissement public : « Nous avons l’ambition de créer de nouveaux lieux de vie, avec des aménagements favorisant la cohabitation de l’habitat, du travail, du tourisme, du commerce et de l’artisanat. » Les dizaines de SDF qui consomment à petit feu leurs journées dans ce périmètre sont-ils concernés par cette louable « cohabitation » ? Ce n’est pas évoqué, et en attendant des jours meilleurs, ils se consument autour de cette fontaine imaginée et commandée par Jules Cantini et réalisée par l’artiste toulonnais André Allar.
C’est à l’artiste Ora-ïto que l’on doit le banc géant, cette œuvre baptisée « La Paupière » pour évoquer la courbe douce que figera pour longtemps ce paysage minéral. On nous promet encore un éclairage indirect pour le confort de nos pupilles et des arbres à venir pour celui de nos épidermes fragiles. Bobos, bourgeois, salariés, rentiers, retraités, étudiants, lycéens, auront dans quelques jours tout le loisir de poser leurs fesses sur cette paupière propice à dissimuler leurs regards suspicieux sur les malheureux naufragés de la ville. Elle ne les regarde plus à force de les avoir trop vus. Des restants d’hommes, des brindilles de femmes brisées qui n’attendent plus rien de la vie et encore moins de la société qui les a définitivement marginalisés. De saynètes misérables en rencontres fortuites, cette cour sans miracle nous raconte à Marseille des destins à l’évidence tragique.
De cette place où la vie pressée de tant croise l’immobilité mortelle de quelques-uns, à La Canebière autrefois triomphante aujourd’hui somnolente, en passant par quelques rues sombres et humides ou des placettes sans âme où le vent pénètre les oripeaux, les sans-rien, les sans-dent comme l’a osé un président socialiste, les sans-logis, les sans familles, les sans avenir s’entêtent à tendre la main au bout de leurs manches élimées. Quelques-uns, recroquevillés sur leur radeau matelas, osent un message : « J’ai faim ». D’autres comme cette femme accroupie près d’un distributeur de billet baise la main d’un vieux monsieur qui lui a tendu un billet et s’empresse, gêné, de déguerpir vers son monde douillet.
Il y a aussi, et ils sont si nombreux, ceux qui heure après heure se détruisent leur restant de santé avec du mauvais alcool devant des policiers blasés qui ont depuis longtemps renoncé à rappeler la loi à ce peuple sans nom. Ils sont près de 20 000 à Marseille à rejoindre chaque jour leur coin de rue, leur porte cochère, leur banc de pierre et à agoniser lentement dans l’indifférence ou l’impuissance générale. On nous dit que l’espérance de vie dépasse rarement les 50 ans pour les hommes et les 48 ans pour les femmes. A les observer on n’en doute pas. On nous dit encore que beaucoup ignorent qu’ils ont droit à quelques subsides ou même un suivi pour leur état physique ou psychique. Certains ont même un commencement de notoriété, nous glisse un de ses va-nu pieds, lorsque, prisonniers d’un coma éthylique, les secours les amènent pour une fois de plus et parfois une fois de trop à la Timone ou à l’hôpital Nord.
Le Samu social, les bénévoles, les maraudes sont là pour retarder le pire. Mais il est à venir encore et encore. En ce mois de novembre où l’hiver fait du yoyo météorologique les associations, Secours populaire, fondation de l’abbé Pierre, Secours Catholique, Banque Alimentaire, Secours islamique, tant d’autres encore, si nécessaires mais si désarmés, prêchent dans un quasi désert ou pour le moins une grande indifférence. L’urgence est climatique, agricole, corporatiste, idéologique, sécuritaire… rabâchent les gazettes et les étranges lucarnes. Ce lambeau d’humanité qui encombre nos espaces vitaux n’a que des lendemains qui déchantent à attendre.
Pire, le cri d’un abbé, disparu et sombré dans l’opprobre, a 70 ans et il n’est plus que le faible écho d’un hiver 54 si lointain. Le coup de gueule d’un Coluche a 40 ans lui, mais l’humoriste pressentait un chemin chaotique : « la vie mettra des pierres sur la route. A toi de décider d’en faire des murs et des ponts ». Ajoutons la prière d’une sœur Teresa qui assénait sa simple vérité, toujours d’une entêtante actualité : « Le pauvre n’a pas faim seulement de pain, il a aussi terriblement faim de dignité humaine. »
Mais rien n’est perdu puisque nos édiles nous promettent au cœur de Marseille une cohabitation apaisée. Dans quelques semaines place Castellane la force publique éloignera sans doute les pauvres hères qui divaguent ou survivent dans notre ville monde. Ce seront les « encombrants » d’un jour que l’on écartera quelques heures pour parler de « rénovation »,de « vivre ensemble », « d’échanges ». Puis les heures grises et tristement grisées reviendront ici, comme ailleurs, sous le regard de pierre de la Bonne Mère. Resteront les paroles pas encore envolées d’une chanson :
« Moi, je file un rancard
A ceux qui n’ont plus rien
Sans idéologie, discours ou baratin
On vous promettra pas
Les toujours du grand soir ».