Depuis quelques mois, j’ai l’honneur de participer, avec d’autres acteurs des sociétés civiles des « 5+5 » (5 pays rive Nord et 5 pays rive Sud), à une expérience inédite de co-construction de visions et projets partagés, dans le cadre du Sommet des 2 Rives, qui se tient à Marseille le 24 juin.
De belles rencontres, un foisonnement d’idées, des énergies positives… Et pourtant ce qui me reste d’abord, c’est cette phrase de l’un des acteurs de la société civile à Tunis : « La Méditerranée est devenue une poubelle et un cimetière. » Le constat est implacable de vérité. Comment pouvons-nous l’accepter, nous y résigner ? Si le cœur de notre « commun », Mare Nostrum, est souillé, dégradé, mortifère, comment espérer pouvoir bâtir un espace méditerranéen digne et durable ?
Regardons le réel en face : la Méditerranée, qu’elle soit Nord, Sud ou Est, est aujourd’hui surtout associée à des sujets anxiogènes : drames en mer des migrants, terrorisme, chômage, populismes, pollutions, biodiversité en danger… Nous sommes loin du « moment Méditerranée » des années 2010-2013 où dans un contexte de « printemps arabes » imprévus, une espérance portée par de nouvelles générations ravivait le rêve méditerranéen (mais l’espoir demeure, le mouvement algérien, par exemple, en témoigne).
On ne peut donc que saluer la volonté politique de réveiller le « désir de Méditerranée », à travers ce Sommet des deux Rives – qui plus est, ici à Marseille. Surtout que la Méditerranée comme dynamique politique, économique et culturelle, intégrée et prospère, n’a jamais été autant nécessaire. Comment accélérer la dynamique ? Des échanges des derniers mois, je retiens trois niveaux d’action complémentaires, à court, moyen et long terme.
1. D’abord, à court terme, démultiplier de manière pragmatique, les projets concrets de coopération, pour faire vivre une Méditerranée du « faire ensemble ».
Des projets concrets, utiles, à l’impact mesurable et mesuré, à géométrie variable. Pas de « grand soir » à attendre, mais un foisonnement de « petits matins » : des coopérations d’entreprises, d’acteurs académiques, sociaux et culturels ou encore de collectivités, notamment en faveur des nouvelles générations et des secteurs d’avenir (numérique, environnement, énergies…). Certains de ces projets seront particulièrement mis en avant lors du Sommet.
2. Ensuite, à moyen terme, imaginer et faire vivre de grandes initiatives communes qui galvanisent les méditerranéens.
Exemple qui a bien résonné lors des échanges préparatoires du Sommet : l’idée que le 5+5 soutienne une candidature du Maghreb (Maroc-Algérie-Tunisie) pour organiser la Coupe du Monde 2030.
Le football divise parfois mais peut aussi relier et réconcilier. Un tel projet aurait un impact très fort auprès des citoyens des deux rives, notamment des jeunes. Il participerait aussi positivement au renforcement de la coopération inter-pays du Maghreb qui reste un grand gâchis à date.
Ce n’est pas une idée farfelue : le temps est aux candidatures collectives pour la Coupe du Monde, y compris de pays parfois en tension : celle de 2026 sera par exemple organisée par les USA, le Mexique et le Canada. L’Argentine, le Chili, le Paraguay et l’Uruguay présentent une candidature commune pour 2030.
L’idée a d’ailleurs déjà été évoquée l’été dernier et avait suscité de l’intérêt au Maghreb. Il s’agit désormais de capitaliser cette première tentative, en ajoutant la dimension euro-méditerranéenne. Le soutien de la rive Nord et de l’Europe peut en effet aider à faire la différence, notamment lors du vote final : l’Europe et l’Afrique représentent ensemble une majorité de voix au sein de la FIFA… Et puis, en 2030, cela fera 20 ans qu’une Coupe du Monde n’a pas été organisée en Afrique, la première (et seule) fois était en Afrique du Sud… Pourquoi pas donc au tour de l’Afrique du Nord pour cette Coupe du Monde du “Centenaire” ? Et l’inégalable Zinedine Zidane comme grand ambassadeur de l’initiative ?
3. A long terme, enfin, formuler et partager un récit commun de qui nous sommes et d’où nous voulons aller. Un récit qui “fabrique du nous méditerranéen”.
Qu’avons-nous en commun, méditerranéens du 5+5 et au-delà ? La mer bien sûr, le soleil évidemment : la Méditerranée est d’abord une expérience sensible. Le sens de la Méditerranée se construit par nos sens : il se joue dans nos assiettes, notre musique, nos paysages, notre sable chaud, nos épices et nos fleurs, notre patrimoine, avant de se passer dans les textes et les institutions.
Nos sens charrient ainsi l’essence de nos communs. Il suffit pour s’en rendre compte de voir et d’écouter par exemple la Compagnie marseillaise Rassegna qui, depuis 20 ans, réinterprète des chants méditerranéens traditionnels en mixant avec talent les influences des pays des deux rives.
Nous avons en commun aussi une histoire mouvementée, de tourments et de conquêtes, de victoires et de défaites, de gloires et de déclins partagés… Une histoire qui « (…) depuis trois mille ans fascine les conquérants (…) : Ulysse, le premier héros méditerranéen qui préfigure l’expansion des cités grecques, les Romains qui vassalisent la mare nostrum, Justinien et son Empire byzantin, les combattants de l’Islam qui exportent leur civilisation jusqu’en Andalousie. (…) Sans oublier Venise, la Sérénissime, maîtresse du commerce maritime, l’empire ottoman de Soliman le Magnifique, les frères Barberousse et la piraterie barbaresque… » (Un rêve méditerranéen de Jean-Paul Gourevitch) ; et à partir du 19ème siècle, la colonisation européenne puis le nationalisme arabe sur la rive Sud…
A partir de nos communs, quel récit partagé et mobilisateur de l’avenir ? Vaste chantier, dont le Sommet des 2 Rives peut être un utile catalyseur. A mon sens, ce récit se joue notamment – et j’ai pu encore le vérifier dans les travaux préparatoires – dans l’affirmation d’un même art de vivre, l’art de vivre méditerranéen, façonné à la fois par notre histoire et notre géographie.
Cet art de vivre méditerranéen, ce buen vivir des deux rives, est un équilibre permanent et délicat entre Orient et Occident. Entre « slow » et « fast ». Entre justice sociale et compétitivité. Entre nature et croissance. Entre plaisir et devoir. Entre poésie et prose. Entre ennui et activisme. Entre tradition et modernité. Entre intelligence sociale et intelligence artificielle.
Un art de vivre post-pétrole et post-crise financière, qui pourrait inspirer favorablement l’ensemble de la planète et créer enfin les conditions d’un « Nous » mondial, celui d’une « Terre-Patrie » chère à Edgar Morin, grand amoureux de la Méditerranée…
Doux rêve ? « Lorsqu’un seul homme rêve, ce n’est qu’un rêve. Mais si beaucoup d’hommes rêvent ensemble, c’est le début d’une nouvelle réalité. » (F. Hundertwasser). Alors cher(e)s ami(e)s méditerranéen(ne)s, rêvons ensemble, plus que jamais !
Tarik Ghezali, fondateur de la Fabrique du Nous