On ne présente plus Raymond Depardon : ses photos le font pour lui. Du Tchad au Liban, de l’Afghanistan au Chili, il a sillonné le monde en décalé, traîné son appareil là où les autres n’étaient pas. Et donné à voir “une France patrimoniale qui essaie de se moderniser par tous les moyens”, selon les propres mots du photographe. Récemment, Raymond Depardon s’est posé à Marseille. Il en a tiré une vingtaine de photos qui sont accrochées actuellement au coeur de l’exposition “Un moment si doux”, au MuCem.
Mais quand on interroge Thierry Dehesdin, photographe indépendant depuis 1981 dont le travail a notamment été exposé au Musée Français de la Carte à Jouer, il évoque d’abord le Depardon réalisateur, parfois évincé par la toute-puissance du photographe : “C’est surtout lui qui m’a marqué lorsque j’étais jeune. J’ai suivi pendant plusieurs années les cours que donnait Jean Rouch à la Cinémathèque, et j’avais été complètement bluffé par la projection par Depardon de ses films sur la campagne victorieuse de Valéry Giscard d’Estaing, mais aussi sur le numéro zéro du Matin de Paris dont nous avions eu plus ou moins la primeur”, commente-t-il.
Un extrait de “1974, une partie de campagne” :
L’histoire de “Numéros zéro” est restée célèbre. En 1977, le directeur du “Nouvel Observateur” Claude Perdriel décide de lancer un nouveau journal, “Le Matin de Paris”. Il offre alors à Depardon la possibilité de s’immerger complètement dans la création de ce nouveau quotidien. Armé de sa caméra, tel un reporter, il va filmer les essais, les doutes, les débats sur le choix des titres ou des sujets, avant la première parution, et ainsi va donner à voir l’ébulition d’un monde qui s’écrit sous la forme d’un documentaire : “Faisant partie intégrante du décor, Depardon a pu filmer, des heures durant, sans que personne ne prête attention à sa présence et à son arsenal technique. Toutes ces conditions réunies et ces situations aspirées par la caméra font de ce film non pas un documentaire sur la presse ou un film sur Le Matin de Paris mais un film à sketches mêlant humour et suspense, bref un film à la Guitry, oui à la Guitry !”, écrit Gérard Courant dans les Cahiers du Cinéma, en mars 1981.
“Tout cela m’avait fait l’effet d’être la première fois que je voyais dans la vraie vie, comprendre en dehors du milieu du film ethnographique, la mise en œuvre des théories de Jean Rouch sur le cinéma direct, témoigne aujourd’hui Thierry Dehesdin. Et j’ai découvert à cette occasion le personnage de Depardon, sympathique et très méritant parce qu’il s’était livré avec beaucoup de bonne volonté au jeu de la critique par les étudiants de Jean Rouch où, pour résumer, de jeunes étudiants qui n’avaient encore rien fait expliquaient tous les samedi matin à des réalisateurs confirmés le film qu’ils auraient réalisé s’ils avaient été à leur place”.
Hugo Passarello Luna, photographe argentin de 33 ans, lui, pense d’abord à la série « La France de Raymond Depardon » lorsqu’on lui suggère la figure du photographe : “J’ai ressenti une immense sensation de solitude quand j’ai vu cette série, explique-t-il, dans un léger accent. Les paysages vides, ou presque vides, les constructions faites par l’homme mais sans les hommes justement…”.
Une des photos de la série “La France de Raymond Depardon” :
Sur ces photos prises à la chambre, une chose lui rappelle malgré tout la présence humaine, diffuse, éclatée : “les éclats de couleur”. La couleur qui, pour Depardon, a un grand défaut : “elle s’efface très vite”. Car autrefois, la photo reine était en noir et blanc. Une teinte plus austère, plus contrastée, qui laisse ressortir les humeurs plus que la contemplation. En couleurs, les photos de Depardon exposées au Mucem semblent donc plus “douces”, d’où le nom de l’exposition… “J’ai ressenti une très forte sensation de solitude contemplative face à ces photos, une autre façon de regarder la France, pour des yeux étrangers comme le mien”, confirme Hugo Passarello Luna, dont le travail en noir et blanc sur Cortazar est actuellement exposé à la Maison de l’Argentine, à Paris.
“J’ai beaucoup travaillé à la chambre autrefois, essentiellement pour photographier des stations services, c’était des commandes, lui répond Thierry Dehesdin, qui fut, plus jeune, photographe publicitaire et industriel. Je n’ai que très exceptionnellement utilisé la chambre pour réaliser des photographies personnelles. Depardon est parti travailler à la chambre à un moment où les seuls photographes qui utilisent encore l’argentique font de la lomographie ou utilisent des procédés du XIXème”.
Le Chili, le tragique de l’histoire et la couleur
Voilà peut être pourquoi Depardon réunit plusieurs générations de photographes. Il mêle les techniques, traverse les âges, n’est jamais là où il devrait être. “Ce qu’il aime, c’est photographier les ‘temps morts’, le ‘temps faible’. Les paysans dans la durée, la France éloignée des autoroutes et des nationales, le désert”, écrivait Dehesdin sur Slate.fr, lorsqu’il commentait la photo officielle de François Hollande comme président de la République, prise par Depardon dans la jardins de l’Élysée en 2012. Sur cette photo, on remarque d’ailleurs un savant travail sur la couleur, qui a marqué nos deux témoins.
“La photographie en couleur de Depardon, c’est resté pour moi un reportage qu’il avait réalisé au Chili en 1971 et qui avait été publié dans la revue Zoom”, se souvient Dehesdin. Arrivé au pouvoir un an avant, Salvador Allende est confronté à une série de manifestations et un contexte social de plus en plus tendu. Depardon, lui, débarque à Santiago et photographie les Mapuche, des paysans du sud qui récupèrent 200 000 hectares de terre grâce à la réforme agraire engagée dans le pays. “Des tribunaux siégeaient dans la nature, présidés par des Indiens vêtus de ponchos noirs, qui décidaient de la répartition des terres”, raconte Depardon, pour qui cette aventure chilienne fut l’une des périodes les plus heureuses de sa vie, de son propre aveu. Il s’immerge alors dans une société qui lui rappelle la campagne de son enfance. Se laisse séduire par ceux “qui semblent attendre, comme suspendus dans un autre temps” et qui sont pour lui “d’une grande gentillesse, souvent taciturnes comme le sont les paysans, partout dans le monde”.
“Depardon n’est jamais là où sont les autres. Et c’est peut-être plus important que ses photos à proprement parler“, confie Dehesdin. Ces photos, ce sont les premières qu’Hugo Passarello Luna a vu de Depardon : “Quand je les ai vu, je ne savais pas encore qui était l’auteur de ces images. Ça ne m’intéressait même pas forcément de le savoir parce que je regardais ces photos pour découvrir cette époque, celle de la présidence de Salvador Allende, avant la débâcle violente du Chili et du reste de l’Amérique Latine. Inévitablement je suis tombé sur ces images du Chili plusieurs fois dans ma vie parce que certaines personnes, dans mon cercle d’amis, se sont entourés de ces images de Depardon. J’ai les a vu dans leurs bibliothèques, sur leurs murs, dans des magazines, et même parfois accrochés sur leurs frigos ! Les photos nous montrent de près les gens qui voyaient changer leur Chili et se sentaient acteurs de leur vie. En regardant les images je me sentais proche de l’histoire”.
Extraits de l’exposition Raymond Depardon au Mucem :
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Pratique :
> L’exposition “Un moment si doux” est une déambulation dans l’œuvre et la vie de Raymond Depardon, depuis la fin des années 1950 jusqu’à aujourd’hui. Une exposition avec la couleur comme fil conducteur.
> Présentée au Grand Palais à Paris (nov. 2013-févr. 2014), l’exposition s’enrichit de 40 œuvres spécialement réalisées pour le MuCEM, dont 23 prises à Marseille. Jusqu’au 2 mars 2015 – J4 – niveau 2.
> Commissariat : Hervé Chandès, Directeur Général de la Fondation Cartier pour l’art contemporain
> Commissariat associé : Jean-Roch Bouiller, conservateur, chargé de l’art contemporain au MuCEM
(Crédit photo : J-F. E.)