La Silicon Valley reste dans l’esprit de beaucoup d’acteurs du développement économique le Graal de la réussite : « Ah ! Si seulement on pouvait avoir une Silicon Valley dans notre belle région Paca… » On en rêve encore ! On serait sûrs de créer des emplois et de la valeur ajoutée ! Sophia Antipolis et d’autres territoires en Paca ne nous ont-ils pas été présentés à maintes reprises comme les « modèles français de la Silicon Valley » ? Toutefois, en dehors du fait que ces territoires hébergent au mieux une concentration d’industries, de PME, d’écoles et de laboratoires de recherche, on continue à chercher désespérément l’Apple niçois ou le Hewlett Packard marseillais.
La Silicon Valley, c’est un « État d’esprit »
Nos dispositifs n’auraient-ils pas tenu leurs promesses ? Pourtant, tout a été fait (à part peut-être le composant « financement » qui demeure un problème chronique dans notre pays) pour favoriser l’implantation de créateurs dans notre belle région, à commencer par le soleil et la mer puisqu’il paraît que c’est ce que regardent en premier les investisseurs étrangers… Non, ne critiquons pas trop vite, il y a des territoires en Paca qui disposent réellement de toutes les composantes visibles présentes dans la Silicon Valley (dont Sophia Antipolis). Alors pourquoi le fait de souhaiter qu’un jour il y ait une vraie Silicon Valley en Paca (au sens des résultats en matière de développement économique) est, et restera probablement encore pour quelques temps, un vœu pieux ou de la science fiction ? Pourquoi se leurre-t-on en pensant qu’en rassemblant sur un territoire tous les types d’acteurs présents dans la Silicon Valley on peut faire de ce dernier un véhicule de la croissance économique locale, et donc régionale ?
Tout simplement parce que la Silicon Valley est bien plus qu’un territoire attractif avec un regroupement d’acteurs complémentaires de la chaîne de l’accélération d’entreprises. La Silicon Valley, c’est un « État d’esprit ». La Silicon Valley n’est pas une manière de faire, c’est une manière d’être, c’est une manière de voir le monde et de le comprendre en opposition aux courants dits « mainstream ». La Silicon Valley est une collection de personnalités décalées avant d’être une collection d’acteurs économiques. L’innovation n’est définitivement pas quelque chose que l’on peut décréter au travers de politiques territoriales. Les politiques publiques peuvent lui donner un terreau pour pousser mais ce sont les hommes qui vont faire l’innovation. Et justement, ces hommes et ces femmes sont avant tout des créateurs qui savent penser « out of the box » et ils/elles se sont tous nourris à un moment ou un autre du “zeitgeist” et de la contre-culture qui régnait et règne encore, en particulier, en Californie. Un témoin de cela est l’explosion des « firsts time participants » au Burning Man (30% en 2013 au lieu des 15 à 20% habituels).
De plus en plus d’entrepreneurs du Web, de designers en tous genres, de chefs d’entreprises californiens, américains et même français, de chercheurs vont participer au milieu du désert du Nevada, sous 42° à l’ombre, pendant une semaine à un évènement de pure créativité pour se nourrir d’une expérience en total décalage avec leur vie quotidienne : plus d’argent en circulation, chacun est là pour mettre en commun, pour apporter quelque chose et va recevoir quelque chose dans une démarche totalement participative, conduite civique exemplaire imposée, développement durable mis en pratique, etc. Il est bien sûr interdit de brider la créativité de chacun des participants. Un des prix Nobel 2013 est un « Burner ». C’est un américain, issu de Standford, qui a commencé ses travaux en 1970, comme par hasard, en pleine explosion de la contre-culture en Californie. Faut-il encore citer TED (pur produit Californien) et ses déclinaisons où l’on trouve aujourd’hui l’inspiration pour l’innovation ? Ou encore SXSW, Texan, et totalement débridé avec une organisation parfois approximative, mais dans un esprit similaire ? Et dans une autre mesure LIFT à Genève moins débridé, avec une organisation helvète, mais tout aussi inspirant pour le développement économique (nous n’oublions pas que la Suisse est la championne européenne de l’innovation) ?
À quand un « Burning Man » en Paca ?
Voilà pourquoi, il est illusoire de croire que l’on peut « dupliquer la Silicon Valley » en France. Dans une société française dominée par trop de bureaucratie et par des élitismes qui ne laissent aucune place même minime à toute forme d’anarchie, il est impossible de penser que l’on puisse devenir des champions de l’innovation, ni de la croissance par l’innovation selon les normes de la Silicon Valley. Il est donc urgent d’ouvrir les portes de lieux où vont pouvoir s’exprimer des créateurs qui seront les innovateurs de demain. C’est le devoir des pouvoirs publics, dans le cadre des politiques d’innovation de favoriser l’émergence de créativité collaborative en rupture totale avec la société mainstream, et accepter que ce qui va en sortir ne soit pas conforme à ce que l’on attend, mais pas moins porteur de valeur ajoutée. Certes, je reconnais que nous avons probablement l’une des meilleures recherches publiques du monde et je m’en réjouis. Mais quand donnerons-nous les moyens aux chercheurs qui font consciencieusement leur travail de décloisonner leurs recherches et de les confronter d’une manière débridée avec des créatifs et des designers ?
Dans ces temps où « trouver » pour un chercheur va devenir, pour cause de pluridisciplinarité, de plus en plus difficile, il est urgent de leur donner des lieux et des temps d’inspiration en décalage total avec leur environnement. Il en va de même pour nos jeunes chefs d’entreprise ou pour nos créateurs du numérique : amenons les sur des « terra incognita », des « déserts », où leurs repères (les financements publics, les business plans, les accompagnements de toutes sortes, les filets de sécurité, …) auront disparus et où ils seront obligés de penser autrement et de partager pour s’en sortir. Je plaisante à peine lorsque je suggère que l’on devrait leur organiser des sessions de formation sur l’apparition de la musique punk, du jazz rock, ou encore sur l’émergence du mouvement hippie ou des Rainbow People dont des évènements comme Burning Man sont des résurgences ! J’ai failli oublier…. Burning Man, qui est un évènement piloté par et pour des créatifs, est considéré par ses participants comme le meilleur endroit sur la planète pour faire de l’expérimentation sociale ou technologique des innovations. À quand un évènement de ce type en Paca ?
On a déjà, et on va avoir des TEDx, et c’est tant mieux, mais il nous faudra probablement aller plus loin, sinon, pardonnez-moi, mais nous risquons tout simplement de crever des schémas de développement économique dans lesquels nous avons collectivement enfermé l’innovation. Il y a quelques temps, j’ai participé à un comité de sélection de projets technologiques et sociétaux. Il y avait là un artiste qui s’était lancé dans un projet très original de réseau social, en complet décalage avec ce qui existait, un projet très collaboratif au sens où les utilisateurs construisaient l’application et les services. Il était sûr de lui, et lui-même en décalage total avec l’image que l’on se fait du porteur de projet. Il y avait visiblement de la désinvolture et une forme d’anarchie dans son approche et dans sa façon d’être. J’ai été séduit. On m’a expliqué que, comme il n’avait pas de business model qui tenait la route, on ne pouvait pas l’accepter. Je suis pourtant un fervent défenseur du « Comment-vas-tu-gagner-ton-argent-avec-ton-innovation-et-quelle-est-ta-VA-? », mais dans ce cas précis, ce n’était pas le propos. Je suis convaincu qu’il fallait penser autrement. Le business model aurait été discuté de toute façon à un moment ou un autre, mais plus tard. Il fallait juste donner un coup de pouce à ce projet, quitte à ce que le résultat ne soit pas tout à fait ce que l’on soit en droit d’attendre selon nos critères habituels. Dommage. Ce sera pour la prochaine fois. J’en suis sûr.
*Cet article a été édité par Amandine Briand