Jean Latreille est professeur agrégé de sciences économiques et sociales et diplômé de l’université Lumière Lyon 2 en économétrie et économie quantitative (master). Il enseigne à l’Université Sorbonne Nouvelle et au Lycée Jean Macé à Vitry. Convaincu que les sciences humaines peuvent nous aider à comprendre le monde tel qu’il va (c’est à dire “bof-bof” selon lui), il est prêt à nous aider à y voir plus clair. Il a publié en ce sens plusieurs ouvrages aux éditions L’Harmattan, à la fois de réflexion et de pédagogie, comme : Mon professeur bien hai-mé, Sale temps pour l’économie marchande, Les escronomistes, et Merci les pauvres ! Nous avons tous une dette envers les pauvres : telle est la thèse de ce livre publié en 2018 de Jean Latreille, qui veut renverser les discours des experts en économie selon lesquels les pauvres, à force de réclamer de l’aide et de ne pas être productifs, mèneraient nos pays à la ruine. A rebours des discours anti-pauvres, mais sans compassion excessive, l’auteur mobilise les meilleurs auteurs en sciences sociales pour comprendre ce que les pauvres apportent vraiment à notre société. Aperçu à travers cette tribune signée de l’auteur.
Tous les opposants à la croissance sont unanimes : celle-ci ne profite pratiquement plus qu’aux riches. Entre 1980 et 2016, les 1% les plus riches du monde ont capté à leur profit 27% de la richesse créée ! C’est à se demander comment on peut encore défendre la position selon laquelle la croissance serait un préalable au partage. Mais cela signifie-t-il qu’il faille partager sans attendre ?
De nombreux économistes keynésiens le suggèrent. Car, selon eux, la croissance des inégalités est un obstacle majeur au retour de la croissance économique elle-même. C’est le cas de Joseph Stiglitz, qui considère que l’essoufflement de la croissance depuis 25 ans est “le prix de l’inégalité”. De la même façon, le dernier rapport de synthèse du GIEC affirme presque explicitement qu’un meilleur fléchage des investissements publics devrait nous permettre d’avoir le beurre (la réduction des inégalités et des dégâts environnementaux) et l’argent du beurre (le maintien des emplois et des revenus qui vont avec).
Or, un partage immédiat des ressources aurait un lourd impact écologique : si l’on parvenait à déplacer les richesses physiques vers ceux qui en manquent le plus, celles-ci seraient inévitablement consommées sans délai, produisant le stock inévitable de déchets qui accompagne toute croissance économique. Si l’on est véritablement soucieux des dégâts environnementaux croissants, ce serait une folie de se jeter dès à présent dans une course à la réduction des inégalités avant d’avoir fait le moindre pas vers la décroissance.
Pourtant, on peut affirmer que la décroissance devra un jour s’accompagner d’un partage des richesses. Car dans un monde où les ressources seront véritablement réduites, le seul moyen pour enrichir ceux qui n’ont rien sera de prendre à ceux qui ont trop. Mais il faut faire les choses dans l’ordre : décroître d’abord, fortement, et partager ensuite. Car faire l’inverse est un non sens : en partageant tout de suite, sans rien changer à nos structures économiques et sociales, on irait à l’encontre de la justice environnementale : on provoquerait une reprise automatique de la croissance économique et des dégâts qui ne manquent jamais de l’accompagner. Inventer une “autre croissance” n’est qu’un slogan : à part les liens sociaux et les connaissances, on ne sait rien faire croître sans détruire de ressources et sans produire de déchets.
Tout ceci est sans doute immoral. Mais c’est la même absence de morale qui nous a fait détruire le climat et la biodiversité depuis 270 ans, sans que grand monde s’en offusque. Les lois économiques sont rares, mais elles existent. Et comme toutes les lois, elles ont une rigueur implacable avec laquelle on ne peut pas négocier. Celle qui veut que le partage des richesses est facteur de croissance est de celles-là.
Jean Latreille
Economiste