Il est amusant de voir des gestionnaires de marque se sentir propriétaires de la marque « Gauche ». Comme si c’était Coca-Cola ou Renault. Pour moi, la gauche est issue d’une alliance des milieux populaires et du monde intellectuel. Elle est ce qui relie ceux qui ne sont pas d’abord héritiers ou propriétaires de leur statut, mais plutôt bâtisseurs de leur propre vie, en débat avec les analyses de changement du monde et les valeurs de justice, d’égalité et de liberté. Mais comment aujourd’hui définir cet ensemble d’éléments quand le monde change si vite et que nous sommes si perdus ? Doit-on d’abord défendre la doxa d’hier sans analyser ce qui nous bouscule ? Doit-on se concentrer sur la rupture écologique nécessaire ? Doit-on aller au-delà ? Et sera-t- on encore de gauche ? Mon point de vue de sociologue, c’est que c’est l’aventure de vivre de l’homme lui-même qui est en ce moment totalement transformée. Et c’est de là qu’il faut partir pour saisir ce qui nous arrive. Citons simplement trois données :
[pullquote]65 % des premiers-nés le seront en France hors mariage cette année.[/pullquote] 1/ Première révolution : 65 % des premiers-nés le seront en France hors mariage cette année. Révolution considérable de l’institution fondatrice. Et en même temps la famille ne s’est jamais mieux portée, repas du dimanche en hausse, solidarité dans la recherche d’emploi (20 % des emplois sont trouvés par le réseau familial quand Pôle Emploi plafonne à 10 %)… La majorité des gens partent en vacances en famille. Mais cette famille a maintenant 4 générations, on perd ses parents à l’âge de la retraite vers 63 ans, les couples sont éphémères et ont deux enfants vers 28/30 ans. Cet allongement de la vie pèse pour un tiers dans l’augmentation du nombre d’humains vivants.
[pullquote]Internet, a minima aussi puissant que l’invention de l’imprimerie par Gutenberg[/pullquote] 2/ Deuxième révolution : trois milliards d’hommes sont connectés par Internet. Une révolution du lien en moins de 20 ans, a minima aussi puissante que l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. À l’époque cela porta le retour aux textes et la naissance du protestantisme. Puis les Lumières. Autrement dit, l’individu moderne quitte les institutions et se lie massivement directement, et avec toutes sortes de banques de données – rumeurs et mensonges aussi. La démocratie en devient plébiscitaire et le risque populiste gigantesque. Comment alors repenser le rapport hiérarchique, le rôle des corps intermédiaires, des cadres ? Si un patron, ou un ministre, un élu, peut communiquer directement avec ses salariés, ses actionnaires ou ses mandants, que deviennent les bureaucraties intermédiaires ?
[pullquote] La créativité prime sur la durée du travail[/pullquote] 3/ Troisième révolution induite par les deux premières. La création de richesse croît dans les 200 métropoles-mondes qui articulent formation, service public, investissement et tourisme. En France, douze métropoles principales – plutôt au sud d’un axe Saint-Brieuc/Grenoble, plus l’Île-de- France. Les CDI s’y concentrent, l’art de vivre devient un mix du Club Med et de la ville d’hier. Le diplôme capital. La créativité prime sur la durée du travail, le lien et le relationnel sur la force et l’acharnement. Et comment donner un destin aux enfants des campagnes et des banlieues, aux petites villes isolées ?
L’affrontement capital/travail né de la Révolution industrielle ne devient-il pas secondaire dans ce nouveau contexte ?
L’affrontement capital/travail né de la Révolution industrielle ne devient-il pas secondaire dans ce nouveau contexte ? Comme, avant lui, celui entre protestants et catholiques ? Ne faut-il pas « transporter » les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité d’un monde à un autre ? Les pays porteurs de l’ultralibéralisme financier depuis l’implosion de la guerre froide en 1989 n’ont-ils pas implosé à leur tour avec le Brexit et Trump ? Voulons-nous suivre le même chemin et gouverner notre pays avec de violents zigzag, comme nous en avons connus depuis 10 ans ? Voulons-nous réaliser « le socialisme dans un seul pays », avec un revenu universel réservé à nos nationaux, ou des barrières douanières quand le cœur de notre économie et de notre emploi travaille pour l’exportation au moins autant que pour nous-mêmes ?
Bien sûr, il faut inventer de nouvelles protections car les risques ont changé. Nos vies sont devenues discontinues, sentimentalement, géographiquement, économiquement et politiquement. La liberté nait du zapping généralisé de ce monde « individué et lié ». Alors il faut protéger tous les passages, d’un lit à un autre, d’une maison à une autre, d’un emploi à un autre. La réversion de retraite doit être liée au rôle de mère et plus au mariage. Le droit au chômage doit être généralisé et lié au droit à la formation. Le droit à vivre où on veut doit être lié à la métropole la plus proche où s’invente la vie de demain.
Par exemple, en généralisant la possibilité de faire sa terminale dans « sa » métropole régionale en internat, coloc ou cité U pour tous les jeunes des campagnes et des banlieues. Apprendre la culture métropolitaine est devenue aussi important que, sous Jules Ferry, aller à l’école.
Tout le monde voit le mur arriver et chacun fait l’autruche
Cet aménagement individualisé du territoire est-il de droite ou de gauche ? Le droit à la réversion de pensions de retraite hors mariage est-il de droite ou de gauche ? La diffusion massive de la culture métropolitaine dans la jeunesse est-elle de droite ou de gauche ? Et comprendre que, dans un univers numérique et métropolitain, les grandes organisations doivent être bousculées pour créer du lien dans le proche et dans le lointain, en même temps, et directement, instantanément. Les entreprises privées qui ne l’ont pas compris sont déjà mortes. Les organisations publiques résistent avec « nos » impôts, c’est à dire des ressources imposées qui s’alourdissent sans cesse et freinent leurs propres mutations et celles des entreprises et de la société. Tout le monde voit le mur arriver et chacun fait l’autruche. À l’extrême droite, en rêvant d’oublier « le monde non français » et ses enjeux, en particulier écologique.
Le but est de redonner des espérances aux plus fragiles en renforçant la société et l’économie
Dans la gauche néo-marxiste, on a compris la question écologique mais pas la rupture sociétale et métropolitaine. On prône toujours plus de continuité et de sphère publique quand là est la cause même de notre lourdeur à la manœuvre. Ne parlons même pas de la droite, par respect pour de Gaulle. Alors sans doute un bout de gauche peut-il faire un bout de chemin dans une alliance entre Péguy et Schumpeter, entre « notre Europe » et la destruction créatrice. Le but est de redonner des espérances aux plus fragiles en renforçant la société et l’économie. C’est le pari d’Emmanuel Macron, de François Bayrou et des socio-démocrates allemands. On peut, peut-être, encore éviter une nouvelle période totalitaire et militaire. Mais il faut faire vite, et avec courage. Car il est si douloureux « de quitter l’ancien monde » !
Jean Viard.
Sociologue, Jean Viard vient de publier Quand la Méditerranée nous submerge aux éditions de l’Aube.