Gomet’ Média redonne ici la parole, après l’avoir interrogée sur la primauté de la classe “géo-sociale” dans le vote des Français, à l’économiste Julia Cagé, spécialiste des médias, présidente de l’association Un bout des médias (1), pour brièvement évoquer la décision récente du Conseil d’Etat sur le pluralisme des médias, en précisant qu’il ne s’agit que d’un billet et pas d’une analyse de fond.
Julia Cagé : « Une décision extrêmement importante du Conseil d’Etat vient d’être publiée. Elle devrait faire date : le pluralisme des médias ne se limite pas aux seul.e.s hommes et femmes politiques. Il était temps !
Le pluralisme est un principe constitutionnel. À la télévision, son objectif est d’assurer que les citoyens soient correctement informés et puissent faire des choix démocratiques éclairés. Ce qui suppose une juste représentation des différents courants d’expression socioculturels.
Julia Cagé : « Le pluralisme est loin d’être respecté »
Or que constate-t-on aujourd’hui ? Que ce pluralisme est loin d’être respecté, notamment sur les chaînes du groupe Bolloré. Pourtant des règles existent ; comment peut-il en être ainsi ? Parce que depuis des décennies, le pluralisme est mal encadré. Jusqu’à aujourd’hui, le pluralisme prenait uniquement en compte le temps de parole des femmes et hommes « politiques » étroitement définis. Exemple : jusqu’en septembre 2021, le temps de parole d’Éric Zemmour n’était pas comptabilisé !!! Or, comme nous l’avons montré avec Camille Urvoy, Nicolas Hervé et Moritz Hengel, c’est de plus en plus cette parole prétendument « a-politique » qui est utilisée au service de la croisade idéologique de Bolloré sur les chaînes de son groupe. Il était temps de se réveiller. Bonne nouvelle : c’est ce que vient de faire le Conseil d’Etat.
Saisi par Reporters sans frontières (2), avec son directeur Christophe Deloire, il juge que pour apprécier le respect par une chaîne de télévision du pluralisme de l’information, l’Arcom (3) doit prendre en compte la diversité des courants de pensée et d’opinions représentés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités, et pas uniquement le temps d’intervention des personnalités politiques. Il était temps !
Un pas important pour le pluralisme des médias. Un pas important également pour la qualité du débat démocratique. Et pour une fois, une raison d’être optimiste dans notre combat pour l’indépendance des médias. »
La décision du Conseil d’Etat du 13/02/2024 (source Conseil d’Etat) : « Saisi par l’association Reporters sans frontières, le Conseil d’État juge que, pour apprécier le respect par une chaîne de télévision, quelle qu’elle soit, du pluralisme de l’information, l’Arcom doit prendre en compte la diversité des courants de pensée et d’opinions représentés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités, et pas uniquement le temps d’intervention des personnalités politiques. Le Conseil d’État juge également que l’Arcom doit s’assurer de l’indépendance de l’information au sein de la chaîne en tenant compte de l’ensemble de ses conditions de fonctionnement et des caractéristiques de sa programmation, et pas seulement à partir de la séquence d’un extrait d’un programme particulier ».
- (1) Un bout des médias : Association citoyenne, sans affiliation politique, dont la mission est de promouvoir l’indépendance des médias vis-à-vis de tous les pouvoirs, politiques ou économiques (www.unboutdesmedias.org) ;
- (2) Reporter sans frontières : organisation internationale luttant pour une information libre et indépendante (rsf.org) ;
- (3) Arcom : Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique en France (arcom.fr).
Julia Cagé : un CV exceptionnel, des recherches et engagements multiples à la croisée de la démocratie et des médias
Professeur d’économie à Sciences Po Paris, Julia Cagé est également co-directrice de l’axe “Evaluation de la Démocratie” du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) et Chercheuse affiliée au Center for Economic and Policy Research (CEPR), où elle dirige le “Media Plurality Research Policy Network”.
Multi-diplômée, notamment de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm), majeure Economie, après une classe préparatoire lettres et sciences sociales au lycée Thiers à Marseille, elle a obtenu un PhD d’Economie de Harvard University, un mastère d’Economie de Paris School of Economics, un Bachelor d’Econométrie de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et une habilitation à diriger les recherches de Sciences Po Paris. En 2021, elle a reçu un « starting grant » du Conseil Européen de la Recherche (European Research Council, ERC) pour son projet de recherche « Campaign finance, information and influence : A comprehensive approach using individual-level data and computer sciences tools ».
Les médias sont au coeur de ses recherches, enseignements et activités. Citons : ses livres “L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias“ (avec Benoît Huet, Paris, Le Seuil, 2021), “Le prix de la démocratie” (Fayard, 2018, Prix Pétrarque de l’essai France Culture-Le Monde), et “Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie“ (Paris, Le Seuil, La République des Idées, 2015, Special Jury Prize for Best Book on Media, Prix des Assises du Journalisme); son cours à Sciences Po Paris, “Le prix de la démocratie : médias, participation et élections” (cours de master depuis 2019); ou ses publications : ” The production of information in an online world ” (avec Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud, Review of Economic Studies, 2020), “Media competition, information provision and political participation: evidence from french local newspapers and elections, 1944-2014” (Journal of Public Economics, 2020) et “Newspapers in times of low advertising revenues” (avec Charles Angelucci, American Economic Journal Microeconomics, 2019).
Depuis 2020, Julia Cagé est membre du Conseil de surveillance de la Société Éditrice du Monde, présidente de la Société des lecteurs du monde (SDL), membre du groupe de travail sur les “infodémies” du “Steering committee” du Forum sur l’information et la Démocratie. Depuis 2019, elle est aussi membre du Comité d’experts sur la désinformation en ligne du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Enfin elle a des responsabilités éditoriales comme co-éditrice de The Journal of Law, Economics, and Organization (Oxford Academic) depuis 2021. Et si vous préférez varier de l’économie et des médias, vous pouvez l’écouter jouer Debussy au piano ou l’entendre au sein du Cesar Quintet.
En savoir plus :
Rappel (source Conseil d’Etat) : la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication impose aux chaînes de télévision d’assurer l’honnêteté, le pluralisme et l’indépendance de l’information et fait de l’Arcom la garante du respect par les chaînes de ces obligations. Estimant que CNews ne respectait pas ces exigences, l’association Reporters sans frontières a demandé à l’Arcom de mettre en demeure cette chaîne de les respecter. Face au refus de l’Arcom de prononcer une telle mise en demeure, Reporters sans frontières a saisi le Conseil d’État.