Une partie de Marseille avance et gagne, indéniablement. Marseille Capitale de la Culture 2013. Capitale du Sport 2017. Aix-Marseille French Tech, première à avoir été labellisée. Un Vieux-Port piétonnisé, bijou du centre-ville. Marseille vantée par Geo ou le New York Times comme une destination privilégiée de vacances. Des millions de croisiéristes et de touristes. Des filières d’excellence (aéronautique, maritime, numérique, santé, énergie, art de vivre …) en plein essor. Une Métropole “audacieuse par nature” qui se structure.
On ne peut objectivement que se réjouir de ce « Marseille gagnant » qui vise à positionner de manière décomplexée notre territoire dans le top des grandes métropoles internationales.
Un fossé qui se creuse
Mais dans le même temps, nous devons reconnaitre qu’il ne s’agit là que d’une face de la réalité. Voir toute la réalité en face, c’est célébrer ces succès mais aussi prendre acte qu’une partie significative de la ville et de ses habitants – les quartiers défavorisés du Nord, de la vallée de l’Huveaune, du centre-ville – continue de décrocher ; de longue date, ces territoires cumulent des triples voire de quadruples peines qui s’aggravent et s’entremêlent : chômage, sous-qualification, mal-logement, enclavement, déserts médicaux… dans une métropole marseillaise déjà parmi les plus inégalitaires de France.
Au final, le fossé entre ces « deux Marseille[1] » ne cesse de se creuser, avec en ligne de mire l’impasse dangereuse d’un jeu perdant-perdant. En effet, si rien ne change véritablement, le Marseille en difficulté va continuer à s’enfoncer dans la pauvreté et l’enclavement. Tandis que le Marseille qui avance et donne le sentiment de gagner, devra reconnaître une victoire à la Pyrrhus, très court-termiste : comment Marseille peut-elle devenir la « métropole mondiale » qu’elle aspire à être, attirer les meilleurs talents, les meilleures innovations si la moitié de la ville décline et recule ? A quoi sert-il d’avoir des filières d’excellence et des grands projets structurants tirant le territoire vers le haut si des dizaines de milliers d’habitants (notamment des jeunes) des quartiers populaires de Marseille en sont déconnectés ?
Marseille glisse lentement mais sûrement vers un décor dual et caricatural d’oasis de prospérité surprotégés dans des déserts de pauvreté ; avec tous les risques associés : rupture du vivre ensemble et du pacte social, séparatisme, tensions et violences. Est-ce bien là un avenir à la hauteur de 2600 ans d’histoire ? N’est-il pas temps de faire enfin vivre cet adage d’un sage entrepreneur marseillais de Cap au Nord Entreprendre : « on ne gagne pas dans un environnement qui perd » ?
Générer du gagnant-gagnant
Car ce découplage n’est pas une fatalité. Il est possible et nécessaire de reconnecter dans l’action « les deux Marseille », pour le progrès économique et social du territoire. Nous avons tous, de fait, à gagner de cette reconnexion.
Le « Marseille qui décroche » a bien sûr à y gagner. Au vu de l’ampleur des défis, il est vain de penser que l’action publique déjà significative – parfois efficace, parfois moins – suffira à régler les problèmes. Elle est nécessaire mais pas suffisante. Ces quartiers défavorisés ont besoin d’investissement social public mais aussi et surtout – aujourd’hui tout le monde s’accorde sur ce point – d’un vigoureux renouveau économique : pas de progrès social durable sans développement économique durable. Et ce renouveau économique doit être à la fois endogène mais s’appuyer aussi sur les puissantes locomotives et énergies positives du « Marseille qui avance ». Contrairement aux idées reçues, beaucoup d’entrepreneurs et d’innovateurs ont envie de s’engager positivement pour et avec le “Marseille qui décroche”, mais ne savent pas forcément comment s’y prendre.
Le « Marseille qui avance » a lui aussi tout à gagner de cette « reconnexion ». Car au-delà des clichés aussi, les quartiers populaires de Marseille regorgent de personnes motivées et volontaires qui ne trouvent pourtant pas le chemin de la réussite. Des talents qui ne veulent pas la charité mais des opportunités. Des talents qui n’aspirent qu’à vivre dignement de leur travail. Des talents dont ont objectivement besoin de nombreuses entreprises qui peinent à recruter et fidéliser sur le territoire. Aujourd’hui, trop de savoir-faire, d’envies, de potentiels sont gâchés, faute de réponses adaptées, faute de passerelles efficaces vers ces opportunités. Les 60 000 emplois privés qui manquent à la métropole marseillaise viendront également de ces quartiers, de la concrétisation de leur potentiel.
Cette nécessaire « reconnexion » contribuera aussi à améliorer durablement l’image de Marseille, facteur clé dans la compétition internationale des territoires, en faisant émerger de nouveaux visages, de nouveaux leaders positifs issus des quartiers populaires. Le « Marseille-bashing » sera-t-il encore d’actualité le jour où chaque marseillais pourra réussir, quel que soit son milieu, son lieu d’habitation, son origine, son âge ?
Des projets qui font lien
Notre propre expérience d’accélérateur de solutions innovantes nous convainc de la possibilité et de la pertinence de recréer le lien positif entre le Marseille qui booste et celui qui souffre.
En témoignent des projets que nous avons accompagnés comme Simplonmars de l’Ecole centrale de Marseille : formation innovante aux métiers du numérique ouverte en priorité aux jeunes de quartiers défavorisés, en lien avec la French Tech ; ou des Étoiles et des femmes de la table de Cana : formation d’excellence au sein du lycée hôtelier Bonneveine, parrainée par de grands chefs marseillais et à destination de femmes au chômage issues de quartiers prioritaires. Les deux ont démontré leur efficacité en matière de qualification et de retour à l’emploi.
Autres exemples : le défi « Degun sans stage » lancé par la start-up Provepharm aux entreprises du technopôle Château Gombert pour ne laisser aucun des 400 collégiens de Rep+ du 13ème arrondissement sans stage de qualité en 3ème. Le programme Impact Jeunes, porté par la Fondation Apprentis d’Auteuil, qui fédère tous les acteurs publics et privés concernés pour faire réussir les jeunes des quartiers et cherche à décloisonner cités en difficulté et zones économiques à proximité (ex. : Bellevue-Félix Pyat et les Docks). Le Carburateur, pôle d’entrepreneuriat au cœur des quartiers Nord, ouvert à tous les créateurs d’entreprise métropolitains et qui sait nouer des partenariats avec de grandes entreprises comme la CMA-CGM.
Bien d’autres initiatives réussissent ces reconnexions bénéfiques : des programmes de tutorat de jeunes des quartiers par des étudiants de grandes écoles (Echanges Phocéens, Phoenix…) ou des cadres d’entreprises (NQT, PLIE…) ; des entreprises sociales qui joignent l’insertion et l’excellence, comme Actavista (qualification et insertion professionnelle sur les métiers de la rénovation du patrimoine ancien prestigieux) ; etc.
Amplifier la dynamique
Toutes ces belles initiatives existantes produisent des résultats concrets mais sont encore diffuses, pas assez visibles et trop limitées face à l’ampleur des enjeux. Il faut amplifier et accélérer la dynamique pour atteindre une masse critique et provoquer un salutaire effet de bascule.
C’est aussi comme cela que nous inverserons la spirale négative du chômage, de la sous-qualification, de l’enclavement qui frappent de trop nombreux marseillais. C’est comme cela également que nous permettrons à Marseille de se hisser durablement et sereinement dans le club fermé des grandes métropoles internationales.
Une véritable course contre la montre est engagée. C’est l’affaire et la responsabilité de tous. Pouvoirs publics bien sûr. Mais aussi entrepreneurs, militants associatifs, habitants des quartiers populaires. L’affaire de toutes celles et ceux motivé(e)s pour établir des ponts plutôt que des murs entre ces « deux Marseille », à travers des projets concrets innovants qui changent la réalité et le visage de la ville.
Après la « French connexion » du siècle dernier, la « French deconnexion » du journaliste Philippe Pujol, le temps de la « Marseille reconnexion » est venu… cette fois, pour le meilleur !
Tarik Ghezali,
cofondateur de Marseille Solutions
[1] Bien sûr, il n’y a pas que « deux Marseille » ; il s’agit d’une grille de lecture proposée pour mettre en évidence l’impératif d’un développement plus inclusif. Nous ne parlons pas ici par exemple des classes moyennes, notamment celles issues de la fonction publique et de l’administration qui ont aussi un rôle particulier à jouer.