Gomet’, attaché à la vitalité du débat local, est heureux d’accueillir des contributions extérieures. Aujourd’hui, nous publions la tribune de Guillaume Quiquerez, enseignant-chercheur et directeur du Labo sociétal. Il revient ici sur le choix de la mairie de Marseille de lancer deux centres aqualudiques dans le cadre d’un partenariat public privé (“PPP”). Ce choix, qui prend la forme d’une Semop, est contesté par Guillaume Quiquerez qui avance de multiples raisons tant économiques, que sociales et environnementales. Il souhaite que la municipalité revienne sur sa décision. Une réunion sur les projets de centres aqualudiques de la Ville de Marseille, réunissant des élus et des techniciens doit avoir lieu demain, lundi 16 octobre.
II est des décisions d’apparence technique dont la portée à la fois matérielle et symbolique est lourde de sens. Et en l’occurrence ici, de contre-sens. Lors du conseil municipal du 7 juillet 2023, les élu.e.s de la majorité municipale marseillaise, toutes tendances confondues, ont voté en faveur de la création d’une société commerciale pour créer et gérer deux complexes sportifs, aquatiques et aqualudiques. L’un se situerait à Luminy dans le 9e arrondissement, l’autre dans le 15e arrondissement, en lieu et place de deux équipements tombés en décrépitude depuis longtemps. On aurait droit à des prestations vraiment formidables, à consommer sur place et à privatiser : bassins à vagues, logements, restaurants, espaces de bien-être, salles de réunion, sports indoor, fitness, spa, ou solarium sont notamment au programme. La forme juridique retenue pour cette opération est une société anonyme régie par le code de commerce dénommée Semop, Société d’économie mixte à opération unique, qui consiste en un partenariat public-privé institutionnalisé. Sans préjuger du détail des discussions en cours concernant les modalités précises qui seront retenues, le principe même de ce vote mérite d’être fermement contesté.
Des motivations plus ou moins opaques
Il est vrai que la situation des piscines publiques est désastreuse à Marseille depuis longtemps, avec pour conséquence un pourcentage alarmant de jeunes marseillais.e.s, principalement issu.e.s de milieux populaires, ne sachant pas nager. Mais pourquoi alors ne pas construire deux piscines publiques ou davantage ? La seule réponse claire qui aura été apportée à cette question pourtant simple est celle de la Maire adjointe Samia Ghali : « Nous avons choisi ce mode d’opération car le rapport de la CRC disait qu’il nous aurait fallu 50 ans pour atteindre nos objectifs en matière de rénovation des piscines ». La Chambre régionale des comptes se prendrait-elle donc pour Nostradamus ? Son rapport de 2018, qui couvre la période 2010-2017, dit évidemment tout autre chose : « il faudrait, au rythme d’avancement constaté jusqu’à présent, une cinquantaine d’années pour réaliser l’objectif fixé en 2008 ». En d’autres termes, la CRC, dont les rapports ne sont pas des livres de prophéties, se contente de dire ce qui se passerait si rien ne changeait dans la politique municipale. Et se garde bien de confondre, quant à elle, le conditionnel et le futur. Ce à quoi appelait la CRC il y a plus de cinq ans, c’est à une hausse sensible du niveau d’investissement public, faisant remarquer que d’autres priorités avaient été retenues à l’époque.
Après avoir promis monts et merveilles il y a trois ans, ce 7 juillet 2023, les élu.e.s semblent ainsi s’être résigné.e.s à cette fatalité : la deuxième ville de France ne peut pas construire dans des délais corrects puis gérer deux nouvelles piscines publiques. Quelles sont les causes de cette impuissance chronique ? Serait-ce parce que les finances de la ville sont exsangues ? La ville est loin d’être opulente, mais l’argument reste douteux à la lecture du résultat cumulé de 2022 qui s’élève à plus de 32 millions d’euros – ce qui est précisément le bon ordre de grandeur pour bâtir deux centres aquatiques (mais pas aqualudiques). Serait-ce alors parce que les agents publics ne sauraient pas rédiger un cahier des charges conforme à la loi et lancer puis suivre un marché public ? Malgré quelques péripéties récentes, on peut quand même en douter. Autre piste : de manière lucide, les élu.es auraient pris acte du fait que les services, toujours eux, ne sont pas en capacité de recruter puis d’encadrer correctement le personnel nécessaire au fonctionnement de ces équipements nouveaux. Il est vrai que le rapport de la CRC dressait un constat désastreux en la matière. Mais le bon sens ne voudrait-il pas alors que l’on traite le problème plutôt que de le fuir ? À moins, c’est la dernière hypothèse qui me vient à l’esprit, que cette décision ait été prise en espérant que la création d’une Semop permette de livrer les équipements un peu plus rapidement, idéalement même au printemps 2026 ? Mystère. Toujours est-il qu’il ne suffira pas, pour convaincre du bien-fondé d’une décision pareille, de se réfugier derrière l’avis d’un prestataire, en l’occurrence Finance Consult, qui ne fait lui-même que répondre à une commande.
Une activité structurellement déficitaire dont il faut minimiser les nuisances environnementales
Comprenons bien les enjeux. Les coûts de fonctionnement d’une piscine effectivement accessible à toutes et tous excède de très loin les recettes. Il s’agit donc d’un véritable service public, lequel ne saurait fonctionner qu’à perte. On peut même ajouter que la tendance structurelle à l’augmentation significative des coûts de l’énergie, qui a déjà conduit de nombreuses communes à fermer les piscines, rendra demain ces équipements de plus en plus déficitaires. De plus, quels que soient les progrès techniques et la haute qualité environnementale prétendue, la construction et la gestion de toute piscine occasionnent des dommages écologiques lourds, en particulier en termes d’eau et d’empreinte carbone. Le réchauffement climatique et ses innombrables conséquences impliquent donc que toute nouvelle construction doit être conçue pour répondre strictement aux usages jugés socialement prioritaires, dans un souci de sobriété maximale. C’est à suivre cette règle que devrait logiquement s’atteler chaque élu.e., a fortiori celles et ceux d’une ville plus juste, plus verte et plus démocratique.
Choisir la Semop plutôt que la régie municipale revient non seulement à s’affranchir de cette règle, mais à assumer tout son contraire. Puisqu’elle est une société commerciale, comportant au moins un autre actionnaire que la ville, ce dernier (ou ces derniers) cherchera par définition, y compris s’il s’agit d’un actionnaire public, à en retirer un bénéfice après s’être remboursé de son investissement initial – on parle ici quand même d’une opération avoisinant 80 millions d’euros hors désamiantage et inflation des coûts de construction. Or, compte tenu du déficit structurel et croissant de l’activité initialement ciblée, ceci implique de surcompenser ailleurs. D’où cette proposition de complexes aqualudiques qui, pour être éventuellement rentable, doit multiplier les offres de service bien éloignées des missions de service public de la commune, et attirer pour ce faire des clients aisés venant cohabiter, sans se mêler, avec les usagers modestes des bassins de nage traditionnels. Quitte à induire l’émission de beaucoup plus de de gaz à effet de serre et de consommation d’eau, mais aussi de sable, de plastique, d’énergie, de pollution atmosphérique, d’embouteillages, ou encore de déchets. Les impôts ont-ils vraiment vocation à financer, sans la moindre concertation, la construction de deux complexes aberrants, produits de l’imaginaire irresponsable d’un autre siècle, déjà obsolètes aujourd’hui face aux urgences écologiques et qui seront jugés parfaitement délirants d’ici quelques années à peine ? La réponse s’impose d’elle-même.
Il est encore temps de renoncer
Les scientifiques s’égosillent en le répétant sur tous les tons : l’urgence est de faire décroître aussi rapidement que possible les flux d’énergie et de matière, tout en affectant l’argent public vers les besoins prioritaires des personnes les plus fragiles. Les complexes aqualudiques, ces SUV de la piscine, symbolisent exactement ce qu’il ne faut plus faire. Avoir voté pour la SEMOP était une erreur ; ne pas y renoncer serait une faute.
Guillaume QUIQUEREZ
Maître de conférence, docteur en philosophie économique