Ces deux tours réfrigérantes se sont incrustées dans le paysage depuis les années quatre-vingt. Elles sont en bordure d’autoroute, le signal d’une entrée dans le Midi, à l’exacte frontière entre la région Rhône-Alpes et la région Sud, entre le Vaucluse et la Drôme, à équidistance de Valence et Avignon. Elles ont loyalement servi Eurodif pour baisser la température de l’installation d’enrichissement par diffusion gazeuse de l’uranium.
Pendant 33 ans, elles ont fait partie de ce site industriel stratégique qui utilisait une méthode d’enrichissement énergivore, puisque 3 des 4 centrales nucléaires d’EDF sur le site étaient mobilisées pour cette usine Eurodif qui alimentait une centaine de réacteurs nucléaires en France et dans le monde.
Elles n’ont jamais produit que de la vapeur, aucune pollution, mais ce binôme de monuments, chacun de 90 m de diamètre à la base, haut de 123 m est devenu le symbole du site nucléaire de Tricastin qui s’étend sur 650 hectares. Peu de gens, s’en sont aperçus, mais depuis 2012 ces deux tours sont à l’arrêt et sont en quelque sorte des friches industrielles en hauteur, comme toute l’unité George Besse 1.
Dans le nucléaire, le démantèlement est un art et un art coûteux. Les opérateurs se hâtent donc lentement, ici comme sur tous les sites nucléaires.
2025/2051 : un chantier à 1,2 milliard d’euros
La première étape fut réalisée en 2016, puisqu’il s’agissait de rincer les installations et de réduire la quantité de matière résiduelle présente dans les installations en limitant les risques radiologiques.
Un nouveau chapitre a été ouvert par Orano, qui va d’aujourd’hui jusqu’à 2051 et qui commence par le plus spectaculaire : les tours réfrigérantes. Depuis le 5 février 2020 Orano a le feu vert officiel par décret. L’entreprise a procédé aux études de réalisation, analysé les différents scénarios et arrêté un plan qui va la conduire jusqu’à 2050.
Les deux tours aéroréfrigérantes qui seront grignotées représentent à elle seule 25 000 tonnes de béton. Lors d’une visite de presse, dûment habillés de blanc, casqués et contrôlés, les journalistes ont pu parcourir les travaux. La première étape est terminée. Il s’agissait d’éliminer les aménagements internes des deux tours de façon à couler un massif de béton de 340 m3 capable de supporter la grue de 110 m de haut.
La tour réfrigérante résonne encore comme une cathédrale, on y retrouve des vestiges industriels, comme les vastes tuyaux de 3 m de haut qui crachaient des tonnes d’eau puisées dans le canal de Donzère-Mondragon quotidiennement. Ils étaient fabriqués à l’usine Bona de Marseille.
Le démantèlement, phase régénératrice du site
L’ensemble des matériaux de ces opérations seront des déchets valorisables : les ferrailles seront recyclées et il n’y a aucun danger, puisque ces tours n’avaient aucun contact avec l’uranium. Le chantier devrait se clore avec la déconstruction de la grue et de la pelle mécanique au 2e trimestre 2026 en laissant un terrain disponible pour de nouveaux usages. Si la déconstruction des tours réfrigérantes coûte six millions d’euros le démantèlement de l’usine elle-même est programmé pour 1,2 milliard d’euros.
90 % des installations de Tricastin ont été renouvelées
Le directeur du site Pascal Turbiault insiste pour que l’on ne voit pas dans cette déconstruction un abandon industriel, « au contraire, dit-il, 90 % des installations de Tricastin ont été renouvelées, ce chantier est la conséquence d’un renforcement des activités de démantèlement, mais il fait partie aussi d’un cycle naturel de régénération d’un espace industriel. » Un quart du chiffre d’affaires du groupe est toujours généré à Tricastin et le groupe prévoit trois milliards d’euros d’investissement.
Une unité spéciale Orano DS
Pour ces opérations de démantèlement, Orano a fait le choix d’internaliser intégralement les chantiers et les équipes : une unité spéciale est à l’œuvre, intitulée « Orano démantèlement et services. » Elle mobilise environ 200 personnes, mais elle bénéficie du retour d’expérience de l’ensemble du groupe.
Cette task force dédiée est déjà intervenue à la Hague, à Cadarache ou aux USA. Orano DS capitalise sur ses compétences « en conception supervision des projets de démantèlement, en expertise d’assainissement des installations nucléaires et en intervention dans les milieux de haute activité radiologique. »
20 tours Eiffel à recycler…
Le plus dur reste à venir. L’ancienne unité Eurodif était un bijou de technologie, mais aussi une masse de béton et d’acier insoupçonnable. Les bâtiments qui s’étalent sur 20 hectares, resteront en place. Ils sont à l’arrêt, ils ont été lessivés, nettoyés, décontaminés et l’équipe de journalistes comme d’autres visiteurs curieux a pu en parcourir les allées.
On y trouve 1 400 étages de cascades de diffusion qui représentent 160 000 tonnes d’acier et 30 000 tonnes d’équipements divers auxquels il faut ajouter 1 300 km de tuyauterie. Renzo Piano, Richard Rogers et Gianfranco Franchini les architectes de Beaubourg ont dû y trouver leur inspiration, mais ils n’ont pas construit aussi résistant. L’acier est ici de grande qualité et les soudures des chefs-d’œuvre. Il sera précieux dans une période de renchérissement du métal, mais il demande des années de travaux pour être déconstruit. Il s’agit ni plus ni moins précise Orano que de récupérer l’équivalent d’une vingtaine de tours Eiffel.
Quant à l’usage possible en 2051, Pascal Turbiault ne se hasarde pas aux pronostics tant l’univers énergétique peut avoir bougé d’ici là.
Des histoires de neutrons
Les années d’oubli du nucléaire français ont effacé de nos mémoires, pour ceux qui avaient suivi leur cours de physique, le parcours de l’énergie nucléaire.
Pour simplifier, rappelons que le minerai l’uranium brut est un métal, mais qui n’est pas encore le combustible nécessaire à la production d’électricité. Il y a toute une phase amont, l’exploitation des mines bien sûr, mais aussi le traitement, l’enrichissement qui en font un combustible. Cette phase est globalement pilotée par le groupe Orano (anciennement Areva). Les centrales nucléaires sont exploitées par EDF et la recherche est confiée au CEA. Ce sont les trois grands acteurs français de notre filière.
L’uranium est composé principalement de deux atomes très semblables, nous explique Orano, différenciables par leur masse appelée isotope, l’uranium 238 et l’uranium 235 et pourtant, c’est l’uranium 235 qui libèrent de l’énergie par fission. L’enrichissement consiste à augmenter la concentration en uranium 235 pour obtenir une matière utilisable dans les réacteurs nucléaires.
Revenons à Tricastin, le premier choix technologique fut un choix européen sous le drapeau d’Eurodif. C’était un programme d’enrichissement par diffusion gazeuse. Très consommateur d’énergie, mais opérationnel, il a fonctionné pendant 33 ans pour répondre aux besoins des producteurs d’électricité.
En 2010, ce qui deviendra Orano change totalement le process pour une technologie d’enrichissement par centrifugation. La centrifugation consiste à faire tourner à très haute vitesse un bol cylindrique dans lequel est introduit l’élément naturel à enrichir sous forme gazeuse. Sous l’effet de la force centrifuge les molécules les plus lourdes de l’élément naturel à enrichir se concentrent à la périphérie tandis que les plus légères migrent vers le centre. Cette étape de séparation des molécules est répétée au sein d’un ensemble de centrifugeuses mises en série appelées cascade. Sa rentabilité, sa compétitivité, son économie et sa fiabilité lui donne un rendement supérieur de 99 % au process des années quatre-vingt. L’usine d’enrichissement George Besse II qui est en activité a été inaugurée en 2010, elle a assuré ses premières productions commerciales en 2011 et atteint son niveau maximum de production en 2016.
La déconstruction entamée avec une première étape modeste, mais spectaculaire des tours réfrigérantes, concerne donc l’ancienne usine d’enrichissement par diffusion gazeuse.
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