La ville n’a pas encore remisé ses enluminures vantant la fête solaire de « l’été marseillais », que la rue bourgeonne d’un printemps nouveau. Elle s’est ébrouée le 10 septembre à hue et à dia, avec l’intention de tout bloquer. Pour Marseille et sa périphérie ce fut surtout des tentatives de paralysie, quelques semblants d’échauffourées et, au final, l’expression d’une grosse bouffée de « colère » comme le claironnait à sa Une La Provence. Pour être plus précis le pluriel s’imposait pour ce dernier mot, tant les revendications furent disparates, singulières, voire hors sujet. Un fait demeure, la ville a grondé d’une foule hétérogène, estimée, selon le grand écart désormais aussi ridicule que traditionnel, entre 8000 manifestants selon la police et 80 000 selon la CGT.
Un mélange de générations inédit
Dans ce défilé on aura remarqué, à défaut d’un encadrement syndical assumé, une mosaïque de revendications dont la cohérence aura échappé à beaucoup. « Free Palestine », « Tout le monde déteste la police », « Le Smic en platine », « Macron démission », « Faire payer les riches », « Parcours sup, c’est non ! », on en passe et des moins claires. Une cacophonie plutôt bonne enfant, un mélange de générations inédit, et ici et là, une nouvelle tentative de récupération de l’extrême-gauche. On aura constaté une présence importante de lycéens et de jeunes adultes ayant en force répondu au nouveau canal historique des mobilisations : les réseaux sociaux.
Les appels qui ont envahi la toile ces dernières semaines, malgré les tentatives répétées des Insoumis à les coloniser, n’étaient pas d’une complexité folle. Le mot d’ordre, si on doit tenter d’en discerner un, était de demander au pays de stopper tout, le temps d’une respiration démocratique, pour à défaut d’être écouté, au moins se faire entendre. Pari à moitié réussi à Marseille où la manif a impressionné les autorités, mais où l’économie a continué à tourner à plein régime à l’exception des zones de chalandise, où les émeutes de 2023 avaient incité les professionnels à la prudence. Un signe, pendant une longue partie de la journée, la circulation a été fluide sur les grands axes routiers autour de Marseille. Là encore le tintamarre médiatique a servi de bulletin de météorologie sociale.
A l’heure des comptes et des analyses la tentation est grande d’établir des parallèles entre ce mouvement, « Bloquons tout », et d’autres plus récents ou plus lointains.
On a bien évidemment beaucoup évoqué celui des « gilets jaunes » qui par sa soudaineté, son ampleur et parfois sa violence, avait surpris bien au-delà du pouvoir. Il y avait dans la foule ce mercredi 10 septembre, dans les cortèges marseillais, quelques anciens combattants de cette bataille qui a ébranlé le pays en 2018. Avant de se diluer, habile diversion, dans un débat national organisé sans lendemain ni suite par Emmanuel Macron. Puis vint la grande césure du Covid muselant le pays et le plongeant dans la sidération en 2020. La fronde des « gilets jaunes » est un mouvement aujourd’hui fossilisé, même si quelques graines sont encore fécondes sur le terreau des actuelles revendications. Que disait ces divisions sans généraux il y a sept ans ? Un slogan d’alors résume ce qui était moins une revendication qu’un soupir de lassitude : « Fatigué de travailler, payer et fermer ma gueule ».
Une partie significative de la population est « sans espérance »
Alors oui on peut souscrire à l’affirmation du sondeur et essayiste Jérôme Fourquet, « La mobilisation a été « très en demi-teinte. 175 000 personnes ce n’est pas rien, mais sur 50 millions d’adultes (en France), c’est assez faible. » Il n’en demeure pas moins qu’un élément émerge de cette nouvelle poussée de fièvre : une partie significative de la population est « fatiguée » et pire, « sans espérance ».
En 2019, c’est la hausse des carburants qui avait poussé des non syndiqués, non encartés, non identifiés dans la rue et sur les ronds-points. En 2025 d’autres plus jeunes et tout aussi difficiles à cerner se lèvent pour dire qu’ils ne font plus confiance aux politiques, que la vie est trop chère, que les inégalités n’ont jamais été aussi criantes, que l’ascenseur social est un leurre.
Le pouvoir arguera une fois encore que l’inflation a été maîtrisée, que le chômage est contenu, que l’économie va bien malgré le déclassement (de AA- à A+) par l’agence Fitch, que la situation internationale commande la vigilance. Il aura du mal à contrer des vérités qui font désormais sens dans l’opinion publique comme le rappelle à longueur d’antenne l’économiste Thomas Piketty : « depuis l’élection d’Emmanuel Macron, 500 super-riches ont vu leur patrimoine multiplier par six ». Les faits sont têtus. Ils finissent par contaminer l’opinion des « gens » comme les nomment Mélenchon et même si le ministre démissionnaire de l’Intérieur, Bruno Retailleau, tente de rassurer les siens en déclarant que le 10 septembre a été « un échec », l’étincelle de mercredi laisse présager un embrasement plus grand.
Pour tenter de se rassurer la classe politique continue son ping-pong dérisoire, balançant entre solutions recuites et violence revendiquée. On veut changer de République, destituer le Président, rebattre les cartes électorales dans un désordre général et avec des spéculations inavouables quoique quelquefois avouées. Marseille n’échappe pas à ce vacarme, même si la « bordélisation » souhaitée par une poignée a fait long feu.
Le droit à la différence
C’est la principale leçon de ce mercredi annoncé « noir » et qui a brillé pourtant de quelques éclats printaniers. Certains toujours prompts à la récupération ont fait leur l’aphorisme de Georges Clémenceau : « quand les événements nous dépassent feignons d’en être les organisateurs ! ». Là encore, chou blanc. Comme si partie des milliers de manifestants avait revendiqué leur droit à la différence.
On ne l’a pas entendue mais elle était en filigrane des revendications plus ou moins bien exprimées mercredi. La célèbre injonction de la jeunesse dorée de 1968 : « Soyez réalistes, demandez l’impossible. ». L’écrivain Philippe Sollers la jugeait ainsi : « Voilà le plus beau slogan de Mai 68, le plus profond, le plus explicitement surréaliste. Il peut être répété à n’importe quel moment. Il n’a pas une ride. ».
Dans les rues de Marseille certains manifestants impénitents ont pris un coup de vieux.