Zucman or not Zucman, le débat politique se focalise sur cette alternative binaire, comme on les aime en France et qui se résumerait à être pour ou contre les riches. Il faut se réjouir tout de même qu’un débat économique pénètre la sphère politique et nous avons demandé à Alain Trannoy, économiste à l’Aix-Marseille School of Economics – AMSE, directeur d’études de l’EHESS, (chaire Économie des inégalités), membre du Cercle des économistes, spécialiste de la fiscalité, de poser les termes du débat avec le recul d’un chercheur.
Comment a progressé la fortune des ultra-riches ?
Alain Trannoy : Le débat est devenu très idéologique. Pour ou contre sans nuances. En tant qu’économiste et je m’exprime comme économiste, je regarde d’abord les chiffres. Premier sujet qui est mis en avant, on aurait assisté à une formidable montée des inégalités de patrimoine due à l’envolée de la richesse des milliardaires. Ce sont les chiffres du magazine Challenges (1) qui sont cités. J’ai beaucoup de respect pour les journalistes en général et pour ceux de Challenges en particulier, ils font un travail honnête, mais je ne pense pas qu’il puisse être qualifié de scientifique.
Le travail scientifique fait l’objet de discussions, de débats, de critiques. Je préfère me référer au travail justement de l’équipe réunie par Thomas Piketty et qui comprend Gabriel Zucman du World Inequality Database avec des chiffres qui sont calés sur la comptabilité nationale. J’ai cherché à quel centile de la distribution des patrimoines correspondait le seuil des 100 millions d’€ de patrimoine net à partir duquel s’appliquerait la taxe Zucman. Il correspond pratiquement (94 millions en 2023) à deux personnes les plus riches parmi 100 000 contribuables.
Leur part de la richesse française est estimée selon la même source à 5,4 % en 2023. Elle a doublé par rapport à 2008, année où éclate la grande crise financière. En 2017, cette part n’était que de 3,6 % et donc leur part a augmenté de 50 % depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir. Notons qu’une partie de cette hausse vient simplement effacer l’éclatement de la bulle internet car leur part dans la fortune nationale était déjà de 4 % en 1999. Une taxe de 2 % sur le patrimoine net de ces ultra-riches rapporterait en théorie 19,9 milliards d’€.

Les ultra-riches payent-ils leur quote-part d’impôt ?
A.T. : Les revenus des ultra-riches sont essentiellement constitués de dividendes. Les impôts payés à ce titre sont d’une part l’impôt sur les sociétés dont le taux avait été abaissé à 25 % (auquel s’est ajoutée la surtaxe sur les grandes entreprises en 2025) et le Prélèvement forfaitaire unique (PFU) de 30 % sur les dividendes et revenus des plus-values financières.
La combinaison des deux devrait assurer un taux moyen de prélèvement de 47,5 % suffisant pour garantir la progressivité globale du système fiscal. Les travaux de l’IPP indiquent que les ultra-riches arrivent à contourner le Prélèvement forfaitaire unique et à faire descendre leur taux de prélèvement à 26 %. Selon le site Fipeco qui fait référence en matière de finances publiques, « ces derniers logent en effet souvent les dividendes versés par les sociétés dont ils sont actionnaires dans des holdings qui ne les redistribuent pas, ce qui leur évite d’être soumis à l’impôt sur le revenu. Ils sont en outre rarement imposés sur les plus-values au moment de la vente de leurs parts de ces holdings car ils transmettent ces parts à leurs héritiers et la plus-value latente est effacée lors de ces mutations à titre gratuit. »
Comment corriger ces anomalies de la façon la plus simple ?
A.T. : C’est évidemment choquant de constater que des contribuables, quels qu’ils soient, arrivent à contourner l’impôt. Mais à côté de cet évident argument de justice fiscale, on peut aussi avancer que si le budget pour 2026 est aussi difficile à boucler, c’est en raison du surcroît de dépenses pour le ministère de la défense. Le président de la République a demandé que ce budget soit augmenté de 0,2 point de PIB (6 milliards d’€).
À chaque fois que le danger de guerre est avéré, et ceci n’est pas propre à la France, les plus riches ont toujours été mis à contribution. Quelque part, ce sont aussi eux qui ont le plus à perdre (en termes financiers) à ce qu’un pays participe à un conflit. Il serait bien d’avoir pour cible que ce soient les ultra-riches qui par leurs impôts permettent d’éviter au reste de la population de ne pas avoir à choisir entre le beurre et les canons. Donc je plaide pour que l’augmentation (qui ne serait qu’une régularisation) sur les ultra-riches atteigne au moins 6 milliards d’€.
Le plus simple consiste à s’assurer que le PFU, le Prélèvement forfaitaire unique ne puisse plus être contourné en interdisant dans le code fiscal qu’un contribuable puisse toujours loger des dividendes dans une société holding mais après avoir payé le Prélèvement forfaitaire et qu’on s’assure que l’on ferme toutes les écoutilles des dispositifs existants. En verrouillant le PFU, on s’évite le débat artificiel entre la distinction entre actifs professionnels et non-professionnels. Les dividendes sont traités de la même façon par l’IFU, l’imprimé fiscal unique (2) qu’ils proviennent d’une source ou de l’autre.
Un vieil impôt est un bon impôt !
Corriger les anomalies du système de taxation existant sera beaucoup plus facilement accepté par les contribuables concernés que de surajouter un dispositif supplémentaire qui présente de nombreux risques de différents ordres. Un vieil impôt est un bon impôt suivant la formule consacrée, parce que les contribuables trouvent dans l’ordre des choses de le payer.
Alors, 6 milliards est-ce assez pour assurer la justice fiscale ? La gauche se contentait de l’ISF, l’Impôt sur la fortune jusqu’à son remplacement par l’IFI, l’impôt sur la fortune immobilière. Les recettes perdues peuvent être estimées à 3 ou 4 milliards d’€. Là on ferait rentrer plus d’argent qu’on n’en a jamais fait rentrer de la part des plus riches, alors que le reste de la population a connu des baisses d’impôt sur le revenu, la suppression de la redevance audiovisuelle et de la taxe d’habitation. Donc, sans risque de se tromper, on peut affirmer que la progressivité du système fiscal serait au moins revenue à celle d’avant 2017.
La politique de l’offre a-t-elle échoué ?
A.T. : C’est une petite musique que l’on entend de plus en plus souvent et qui semble passer pour une évidence. La politique de l’offre a échoué. Ce supposé échec légitime le discours ambiant d’un retour en arrière, où on pourrait taxer à tout va les entreprises et ceux qui détiennent le capital. Il nous semble que ce constat oublie deux dimensions très importantes. Le chômage ne semble plus un problème, les entreprises ont embauché et ne craignent plus d’embaucher. Alors que le chômage était un cancer pour la société française, trouver du travail ne semble plus la préoccupation centrale et première pour les Français. C’est l’ensemble des politiques du marché du travail sous les présidences Hollande et Macron qui peuvent en être crédité.
Ensuite, la French tech est montée en régime avec des réussites et constitue maintenant un écosystème actif. Cela a supposé l’aide des capitaux publics, l’apport de capitaux privés français et étrangers. Les classes moyennes et supérieures françaises n’y ont pas contribué. Ce sont bien les capitalistes français qui y ont alimenté les tours de table. Bien sûr, la réindustrialisation marque le pas, la France est toujours déficitaire dans son commerce extérieur de biens, ce qui témoigne que tout n’a pas bien fonctionné. Il faut en analyser les raisons.
Mais surtout le second quinquennat du président Macron a été marqué par une inquiétude, certes alimentée par des risques extérieurs, mais au-delà par un manque de confiance dans la politique ou la direction suivie qui s’est traduit par une consommation atone et un taux d’épargne record supérieur de 3 à 4 points à la moyenne de long terme. Le déficit record de la France en Europe trouve là une grande partie de son origine. Un pessimisme sans doute excessif qui n’a pas été géré ou contrecarré par un discours jugé crédible par la population.
Quels sont les meilleurs outils fiscaux pour taxer les riches ?
A.T. : Les capitalistes peuvent être taxés dans trois phases différentes. Quand ils consomment, quand ils accumulent, quand ils transmettent. La première qui consiste pour l’essentiel à porter le taux de TVA sur les biens de luxe comme dans les pays scandinaves à 25 % n’a jamais été entreprise ni défendue en France alors qu’elle ne présente pas de risque économique.
La troisième est moins nocive que la seconde car en général les talents exceptionnels ne se transmettent pas à la génération suivante. Elle présente aussi des aspects avenants du côté de l’égalité des chances, car la progéniture n’a pas joué de rôle dans le succès d’un grand capitaine d’industrie.
L’investissement est l’ami du salaire
La taxe Zucman appartient à la seconde catégorie, taxer les capitalistes quand ils accumulent, et est susceptible pour un rendement équivalent de freiner plus l’accumulation du capital privé dans l’économie française que les deux autres catégories d’impôt.
Or l’accumulation du capital est bonne pour les salariés français car le niveau des salaires en France sera d’autant plus élevé que le niveau du capital investi est élevé. Cette affirmation peut surprendre. Il ne faut pas confondre deux phénomènes. D’une part, les travailleurs et les capitalistes sont bien en conflit sur le partage de la valeur ajoutée. Mais d’autre part, plus le niveau de capital investi est élevé (les machines, les logiciels, et maintenant l’IA) et plus la productivité des travailleurs est élevée. En conséquence, le salaire super brut suit la productivité du travail. Pour preuve, les salaires dans l’industrie sont en moyenne plus élevés que dans les services. Les Français qui mettent en priorité la préoccupation du pouvoir d’achat ne devraient pas l’oublier. Le capital n’est pas que l’ennemi du travail. L’investissement est l’ami du salaire.
Liens utiles :
Les chroniques et entretiens d’Alain Trannoy dans les archives de Gomet’
Palmarès Challenges des grandes fortunes : les 15 de Marseille Provence
(1) NDLR : « Dans ce débat, Challenges occupe une place particulière. Car ce sont les chiffres issus de son classement des 500 fortunes de France qui sont constamment utilisés – on pourrait dire instrumentalisés – par les supporters de la taxe à 2 % sur les patrimoines de plus de 100 millions d’euros. Et en même temps, nous l’avons toujours écrit, ce classement doit être compris comme un indicateur de performance et de prospérité économique. » Vincent Beaufils, directeur de la publication du magazine Challenges
(2) L’imprimé fiscal unique (IFU) sert à récapituler l’ensemble des revenus de capitaux mobiliers versés et l’ensemble des opérations sur valeurs mobilières effectuées.













