Les « non fongible taken » (NFT) ou les jetons non fongibles (JNF) connaissent leur avènement en 2021. Encore ignorés du grand public ces derniers mois, ces jetons inscrits sur la blockchain – un grand registre décentralisé – garantissent un contrat de propriété virtuel, unique et infalsifiable au détenteur d’un objet numérique. Utilisés dans l’art sous forme d’œuvres digitales, les NFT intéressent les collectionneurs, sans échapper ni à la spéculation financière du marché de l’art ni aux fluctuations des crypto-monnaies. En 2021, le rapport d’Art Basel et d’UBS a mis en avant le montant exorbitant des ventes de NFT d’oeuvres d’art ayant atteint 2,6 milliards de dollars, alors qu’elles ne franchissaient pas la barre du million un an plus tôt. Aujourd’hui, cette technologie constitue bel et bien un nouveau modèle économique pour les artistes et les institutions culturelles, malgré un cadre légal encore flou.
Le 11 mars 2021, le crypto-artiste américain Beeple vendait son œuvre numérique « Everydays – The First 5 000 days » pour 69,3 millions de dollars chez Christie’s. A son tour, l’artiste numérique Pak soldait sa création « The Merge » pour 91,9 millions de dollars sur la plateforme d’enchères Niftyquelques mois plus tard. Ces deux ventes titanesques ont rebattu les cartes du marché de l’art, plaçant les deux créateurs dans le Top 10 des artistes les plus chers du monde.
En France, le tout premier NFT d’une œuvre a été créé à Marseille en juin 2021 par l’association « Pour que Marseille vive » et l’artiste marseillais Deniz Doruk pour l’exposition « Résister ensemble ! » au Château Pastré. L’œuvre a été partagée en 150 parts égales sur la blockchain Tezos par les créateurs qui entendaient montrer que « tout le monde peut acquérir une œuvre d’art. Ce n’est plus réservé à une élite », explique Hugo Roche Poggi, le co-fondateur de l’association et le fondateur du nouveau label d’art contemporain Supramare art. L’entrepreneur s’attache, en parallèle, à faire de la pédagogie sur le rôle des NFT dans des conférences. Pour lui, cette innovation est « encore trop mal perçue et mal comprise par le grand public. »
Les artistes et les collectionneurs marseillais se convertissent progressivement
Malgré une méconnaissance des usages des jetons cryptés, les artistes et les institutions culturelles commencent à s’y aventurer. En avril 2022, la Fondation Vasarely d’Aix-en-Provence est la première institution à transformer une dizaine de ses œuvres en NFT. Pierre Vasarely, le directeur de la fondation et petit-fils de Victor Vasarely, perçoit ce nouveau marché de l’art virtuel comme un moyen d’attirer des mécènes qui se font timides depuis le début de la crise sanitaire. Grâce à la mise en vente d’une collection limitée de 12 œuvres numériques de Victor Vasarely et 12 « Unwearables » de Paco Rabanne, Pierre Vasarely espère récolter un million d’euros afin de restaurer les œuvres physiques de sa fondation.
Sur le même principe, le street-artiste marseillais Nhobi a opté pour transformer ses fresques murales en jetons. « Il faut évoluer avec son temps », glisse le brésilien couvert de tatous sur les deux bras. Bien que l’artiste préfère « le vrai monde » au monde virtuel, la vente de ses œuvres numériques sur OpenSea – la plateforme la plus utilisée pour la vente de NFT – doit lui permettre de se « faire connaître ». Pour inciter les acquéreurs, son agent Jean-Jacques Leonard, fondateur de la boutique d’art Regards extérieurs, a développé une offre spéciale : l’achat d’un jeton offre une réduction de 250 euros sur une toile de l’artiste. « Pour le prix d’une toile, l’acheteur possédera en plus un NFT gratuit ! », valorise le nouvel initié.
En revanche, la question de l’argent semble encore secondaire pour Nhobi, toujours dubitatif sur l’envolée des prix des oeuvres NFT. Fixé à 0,24 Ter (Etherum), un jeton de l’artiste équivaut aujourd’hui à 350 euros. Mais demain, sa valeur pourrait avoir doublée ou chutée selon le cours de la crypto-monnaie.
Une valeur instable
Ces actifs sont volatils puisque le prix des NFT est adossé au cours des monnaies virtuelles. Contrairement aux devises comme l’euro ou le dollar, qui peuvent aussi varier mais dans une moindre mesure, les crypto-monnaies peuvent drastiquement chuter. En novembre 2021, un Bitcoin valait près de 70 000 dollars, alors qu’en octobre 2022 il s’échangeait aux alentours de 20 500 dollars. Soit, plus de trois fois moins !
En plus de varier de façon erratique, le prix d’une œuvre NFT est parfois gonflé par des dynamiques spéculatives. Certains NFT rapportent des « rendements hallucinent, explique Jean-Jacques Leonard, Si on demande à des experts-comptables d’analyser ce marché, ils n’ont jamais vu ça ! Mais ils restent dubitatifs sur la pérennité des rendements. Je pense qu’on aura une bulle spéculative tôt ou tard, mais dans quelques années… »
La techno va au-delà de la spéculation. Les artistes numériques peuvent enfin rentrer dans le monde de l’art. C’est révolutionnaire !
Primavera de Filippi, chercheuse spécialiste des NFT
Un NFT peur donc atteindre une valeur bien supérieure à sa valeur initiale sur le marché. En revanche, cette tendance est loin d’être généralisée. Selon le site nonfungible.com, un jeton se vend en moyenne entre 100 et 1 000 dollars. Par ailleurs, un artiste ne touche pas cette somme directement dans sa proche. Les coûts de transformation de l’œuvre en NFT et la commission d’environ 15% du prix de vente imposés par les plateformes d’hébergement sont à soustraire. Mais pour la chercheuse et juriste Primavera de Filippi, experte des NFT : « La techno en tant que telle va au-delà de la spéculation. Les artistes numériques rentrent enfin dans le monde de l’art. C’est révolutionnaire ! », s’enthousiasme-t-elle sur France Inter.
Jean-Jacques Leonard l’a aussi compris en ce sens. Il estime que les NFT représentent « une belle opportunité avec la montée en puissance du métavers ». L’agent consacre un futur livre« Deux mondes en marche » sur ce nouveau monde virtuel, un univers qui donner la possibilité à chacun de vivre une vie parallèle avec son avatar personnalisé. A terme, lorsque les métavers seront plus aboutis, chaque utilisateur pourra – avec son casque de réalité virtuelle – acheter et installer une œuvre d’art (NFT) dans sa maison virtuelle ou dans une galerie par exemple.
La réglementation juridique reste à préciser
Les NFT, et plus encore avec l’essor du métavers, manquent pourtant d’un cadre juridique propre. Maître Sauvajon, avocate spécialisée dans la propriété intellectuelle au sein du cabinet Hoyng Rokh Monegier, témoigne être de plus en plus souvent confrontée au sujet pour défendre ses clients. « Nous pensions que ce n’était que le début, mais en réalité ça arrive très vite. Aujourd’hui, les NFT ne sont pas régulés en droit français. Il y a des règles à créer. », insiste l’avocate.
Pour autant, les NFT ne s’inscrivent pas dans un vide juridique. Par défaut, les fichiers protégés sont soumis au droit d’auteur et aux droits voisins. La copie d’une œuvre NFT peut être donc être passible d’une amende. « Si une œuvre protégée est reproduite dans le monde virtuel, l’auteur de cette reproduction peut être accusé d’une action en contrefaçon dans le monde réel », prévient la spécialiste.
Emmanuel Macron veut créer un métavers européen
En charge de la prospective sur le sujet, le rapport du 12 juillet 2022 du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) avance une vingtaine de pistes d’amélioration pour l’encadrement des NFT en France. Plusieurs volets sont consacrés à la pédagogie sur les droits d’auteur et à la constitution d’un guide des bonnes pratiques entre les vendeurs et les acquéreurs. Par ailleurs, le document préconise une réflexion sur « la mise en place de tiers vérificateurs » des contenus associés aux NFT et sur la mise en œuvre d’une « fiscalité adaptée à l’art numérique ».
Le CSPLA prône également le maintient des NFT pour soutenir l’industrie culturelle. « Il faut définir les priorités de développement des industries culturelles et créatives dans le Métavers, incluant notamment un axe relatif à la valorisation du patrimoine culturel français dans un musée universel virtuel », précise le rapport. Une vision concordante avec le président de la République, Emmanuel Macron, qui assume sa stratégie de créer un métavers européen pour concurrencer les États-Unis dont les mastodontes, Apple et Facebook, ont déjà investi plusieurs milliards de dollars pour soutenir ce marché. Publié en 2002, un rapport sur les statistiques NFT d’HelloSafe prévoit que le marché des NFT pèse 174 milliards dollars en 2026. Spéculation ou pas, les NFT sont à suivre !