Elle est là. A quelques mètres du J4 où l’on s’apprête à festoyer et « à parler d’amour » comme l’annonce au site l’Essentiel un des responsables de la Fiesta des Suds, Frédéric André. L’ex-J4 devenu « l’esplanade Gisèle Halimi » verra donc la jeunesse marseillaise danser et chanter à proximité du Mucem où, en hommage à Robert Badinter, on expose une guillotine.
Deux mythologies se percutent donc. La musique sensée adoucir les mœurs et cette machine à tuer inventée par un certain docteur Guillotin pour « adoucir » le supplice des condamnés. C’était en 1789, et Maximilien de Robespierre idole aujourd’hui encore d’une partie de la gauche française, en usa pendant la Terreur qui avait métastasé le pays.
Deux mythologies au sens où l’entendait Roland Barthes se percutent donc étrangement en cet automne phocéen. Un besoin irrépressible de danser et chanter alors que la France n’en finit pas de déchanter et cette machine abolie par le lumineux Robert Badinter.
Roland Barthes en publiant ses « mythologies » en 1957 (Editions du Seuil) n’imaginait pas que ses 53 textes n’étaient que le commencement d’une liste qui allait prospérer à l’infini, nourrie par le flot continu de l’actualité. Dans les années 50, après la césure brutale de 1939-1945, la société se laissait capter par de nouveaux mythes. Les héros des faits-divers tragiques (L’affaire Dominici), les nouvelles habitudes des consommateurs (Le « steak frite » détrônait « la poule au pot »), les vedettes de la radio et de la télévision et du monde du spectacle, révélaient la mécanique d’une mythologie contemporaine. Barthes n’était pas dupe de cette construction sociale qui visait à muscler l’ordre établi et à renforcer les valeurs dominantes. Plus de 70 ans plus tard de nouvelles mythologies apparaissent. Ou se régénèrent comme à Marseille à partir d’un terreau qui a muté à l’instar du grand banditisme.
Dans les années 30 deux figures marseillaises dominent « le milieu », « la pègre », ou encore « le crime organisé » puisque le champ lexicologique est aussi infini que les légendes grandes. Paul Carbone et François Spirito se sont imposés. Ils sont à l’origine de ce que l’on appellera plus tard la « French Connexion ». Ils se fournissent en Turquie, au Liban ou encore en Indochine où l’opium est cultivé. Ils le transforment en héroïne dont ils inondent les quartiers – Le Panier et l’Opéra – où règnent l’insécurité, la prostitution et la drogue, puis se développent à l’international via les USA. Ils sont fascistes et participeront à la collaboration. Ils entrent dans le sombre panthéon marseillais, mais le cinéma redorera leur blason et amplifiera leur mythe avec en 1970 le Borsalino de Jacques Deray et le duo Alain Delon et Jean-Paul Belmondo.
Les années 60-70, on règle ses comptes entre gens de mauvaise compagnie
Les années 60-70 verront du reste autour du Vieux-Port d’autres visages et des casiers longs comme un jour sans fin s’imposer comme ceux des frères Guérini (Antoine et Barthélémy dit « Mémé »). La mythologie enfle des « exploits » des tenants de ce désordre très organisé. On parle alors de « caïd », de « parrain » et même de « code de l’honneur » pour réguler les faits et gestes de ce monde souterrain qui règne sans foi, mais avec ses lois, sur les quartiers paupérisés du centre-ville. La French Connexion auréolée d’une gloire internationale, avec d’autres stars – Francis Vanverberghe dit Le Belge, Gaétan Zampa dit Tany, Jacky Imbert dit le Mat – apporte aux médias, et à différents auteurs ou cinéastes, un bestiaire aussi coloré que fourni. La violence règne par à-coups dans les rues, mais on règle ses comptes entre gens de mauvaise compagnie. La sphère politique de gauche et de droite se tient à l’écart, officiellement, de la canaille, même si des passerelles discrètes permettent de franchir ici et là les frontières qui séparent a priori les deux mondes.
Après des événements retentissants, comme l’assassinat du Juge Michel ou encore dans le Var de la député FN Yann Piat, ces étoiles de la marge se sont peu à peu éteintes, ont gagné en discrétion ou se sont résolues à passer la main. De Nice à Nîmes en passant par Toulon et Marseille, les territoires que certains désignent comme « perdus » pour la République sont passés, au tournant des années 2000, sous la coupe de nouveaux malfrats. Elle s’impose dans des quartiers frappés par la misère où survit une population issue de l’immigration.
On relève dans cette partie nord de la ville des taux de chômage frôlant les 50%, des habitants isolés en raison du manque de réseaux de transport, des cités abandonnées par des forces politiques déclinantes, comme le Parti Communiste (1). Là encore s’installe la mythologie d’un milieu puissant et sans limite, diffusée par les réseaux sociaux, magnifiée par une partie du rap, mythifiée par certains médias, en vitrine à Dubaï ou au Maroc.
Pour les élus de l’extrême-droite et une partie des Républicains, c’est un cancer et une preuve de la faiblesse de l’Etat ou des autorités locales. Chez les Allisio, Ravier et autres Boyer on n’est pas avare en métaphores, rodomontades, roulements de tambour. On veut suivre l’exemple d’un Nicolas Sarkozy qui a balayé d’un brutal revers de main la police de proximité imaginée par Jean-Pierre Chevènement, pour promettre l’arme absolue, le « Kärcher », avec les résultats que l’on sait. Bruno Retailleau prendra le relais avec autant d’envolées sécuritaires, mais avec moins d’efficacité sur le terrain que dans les sondages qui le portent.
A la veille des municipales c’est le travail pugnace et remarquable de la police et de la justice qui est venu remettre une pièce dans la machine à fabriquer les mythes. Le procureur Nicolas Bessonne commentant une affaire « exceptionnelle » qui a permis de saisir l’or d’une partie des profits du narcotrafic – 10 millions d’avoir criminels saisis – a estimé fin septembre qu’on « touchait concrètement du doigt le caractère massif et les profits considérables générés par les réseaux de trafiquants ».
Il ajoutait que « les Marseillais se taillaient la part du lion » dans le narcotrafic national et international. Le magistrat précisait qu’il fallait « continuer à aller à la recherche du produit » et « surtout démanteler les réseaux de blanchiment ». Un constat d’une lucidité absolue qui n’a pas incité les politiques à la prudence.
Martine Vassal : un exemple (Estrosi) et un contre-exemple (Payan)
Les Allisio, Ravier, Vassal se sont jetés, à peu de frais, dans une bataille où leur rôle reste à mesurer. Martine Vassal, élection oblige, s’est empressée de désigner son principal adversaire, le maire Benoît Payan, comme responsable de la prospérité de cette pègre au niveau visage. Il n’a, selon la néo-macroniste, pas suffisamment renforcé sa police et trop tardé à opter pour la vidéo-surveillance. Elle a cité encore lors d’une de ses nombreuses interventions sur ce thème un modèle. Nice et son maire Christian Estrosi.
Lui ne se contente pas de baptiser un nouveau commissariat « Nicolas Sarkozy » mais il a fait de sa police une vraie « task force ». La seule voie possible selon la présidente du conseil départemental des Bouches-du-Rhône et de la Métropole Aix Marseille Provence. Quelques heures après cette envolée polémique, une fusillade à l’aveugle faisait deux morts et une dizaine de blessés dans le quartier des Moulins… à Nice.
C’est un autre angle d’attaque pour lequel ont opté Franck Allisio RN et Stéphane Ravier. Dominique Abbenanti, directeur zonal de la police judicaire, leur a fourni un alibi en estimant que la DZ Mafia avait toutes les caractéristiques d’un « cartel ». Le policier étaye bien évidemment ses propos d’un retour d’expérience incontestable.
Les narco-trafiquants marseillais s’inscrivent désormais dans d’autres mythologies : les cartels d’Amérique du Sud ou du Mexique, les triades en Asie, les Yakuzas au Japon… et ce n’est pas du cinéma. Mais ce sont deux lettres qui focalisent l’attention du RN et de ceux qui enfourchent ses thèmes. DZ c’est Djezaïr soit l’Algérie. Le mythe dépasse dès lors la réalité et on peut compter sur ses contempteurs pour en faire un élément de langage électoral qui passe forcément par les cases « immigration » et « grand remplacement ». En oubliant au passage la « grande misère » qui règne dans les quartiers où recrute cette mafia. Elle transforme aussi dans la ville des zombis privés de soins – l’opposition à la fameuse « salle de shoot » – en involontaires propagandistes de la peur. Qui au mois de mars ouvrira ce dossier anxiogène avec honnêteté ? La complexité est un obstacle aux idées simplistes à Marseille comme ailleurs.
1./ Lire La Fabrique du Monstre de Philippe Pujol, prix Albert Londres