Entretien avec Henri Sterdyniak, économiste co-fondateur de l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE, centre d’études universitaire basé à Sciences Po, créé en 1981), à propos de son mouvement les Economistes atterrés, de sa vision du financement de la transition écologique et de la protection sociale.
Henri Sterdyniak, pouvez-vous nous présenter les “économistes atterrés” dont vous êtes un des initiateurs ?
Henri Sterdyniak : L’association des économistes atterrés (*), dont je fais partie depuis l’origine, combat les politiques d’austérité et le néo-liberalisme pour un tournant économique, écologique et social. Au départ, nous étions davantage centrés sur la lutte contre l’austérité, puis nous avons ciblé la dé-financiarisation de l’économie, et le thème de l’écologie a émergé. L’association a 14 ans et un conseil de 40 membres, qui sont autant de contributeurs à la réflexion et interviennent souvent pour exprimer leur atterrement face à certaines politiques économiques menées.
Gomet organise les 2e Rencontres de la finance verte et solidaire à Marseille le 22 novembre 2024. Comment abordez-vous le financement de la transition écologique ?
HS : Pour moi la transition écologique doit s’effectuer à partir d’une planification écologique, et de décisions importantes sur notre mode de production et de consommation. Ce n’est pas évident, les arbitrages sont difficiles, par exemple la voiture individuelle versus le transport en commun, faut-il décourager la voiture individuelle ou la remplacer par des véhicules électriques et légers ? Il faut donc décider, faire des choix, les annoncer, comme l’Europe a décidé la fin des ventes de voitures thermiques neuves en 2035.
Henri Sterdyniak : « Le poids de l’Etat est à développer pour la transition écologique »
Egalement faire payer les émissions de gaz à effet de serre me semble indispensable, comme par la taxe carbone. Peut-être même dire 500 euros la tonne de carbone et non pas 80 comme actuellement !? Ce que la taxe carbone rapporte, doit aider les ménages les plus pauvres au transport, au chauffage, à la rénovation des logements. Les entreprises doivent tenir compte de la règlementation et de l’augmentation de la taxe carbone, et ce n’est pas toujours évident. Les investissements non rentables sont à faire selon des critères différents, par le public et les subventions. Je crois à l’augmentation des impôts sur les entreprises, mais aussi à l’acceptation du déficit public et donc de la dette publique. Le poids de l’Etat est à développer pour la transition écologique.
Un système bancaire public pourrait se développer, par exemple à partir de la Banque Postale et BPCE. Ce système récolterait l’épargne et rémunèrerait les déposants, comme à ce jour via le Livret de Développement Durable et Solidaire à développer massivement, et il travaillerait sur des critères de rentabilité sociale et écologique, dans le cadre de la planification, et non sur des critères financiers, comme le font les banques commerciales.
Donc pour résumer ma réponse à votre question du financement de la transition, je propose d’opter pour deux canaux : 1. Augmenter les taxes environnementales, pour faire converger les choix rentables et ceux favorables à la transition ; 2. Orienter le circuit bancaire national sur les critères écologiques et sociaux de la transition, car le rôle du système bancaire est très important.
Que pensez-vous du rôle de la banque centrale européenne, parfois évoqué en solution au financement de la transition ? (voir l’interview de Jézabel Couppey Soubeyran en novembre 2023 et de son livre que nous avons évoqué “Le pouvoir de la monnaie” publié en janvier 2024 aux Liens qui libèrent).
HS : Je pense que c’est le rôle de l’Etat et des collectivités locales de financer la transition, et non pas de la banque centrale, qui n’a pas les ressources de la fiscalité et de la dette. Le rôle de la banque centrale est limité, car elle a peu de ressources gratuites : lorsqu’elle achète des titres, elle s’endette auprès des banques commerciales et si elle prête, elle doit être remboursée ; elle ne va pas subventionner la transition écologique. Pour moi, le financement de la transition, qui est un choix de société, comme par exemple le financement des écoles, ne peut pas passer par la BCE, cela n’a pas de réalité technique, c’est une illusion.
En revanche, les choix sociaux de quels investissements on veut (même non-rentables au sens financier) doivent être faits dans le cadre de la planification écologique et sociale, à tous les niveaux de décision : national, local et européen. Et je veux rendre hommage à l’Europe. Même si les choix de transition sont parfois pénibles, coûteux, démocratiquement difficiles, en parallèle il faut aider les gens, pour que la transition soit équitable et acceptable socialement.
Vous avez travaillé sur l’aide sociale et la protection sociale et souhaitez qu’elles restent familiales et ne soient pas individualisées, pourquoi cette position ?
HS : Nous vivons dans une société où la famille est importante et la base du système fiscal et social : l’impôt est calculé sur l’unité de la famille, avec le quotient familial, et l’aide sociale est apportée en fonction de la situation familiale des personnes. Par exemple, une femme seule avec enfant sera aidée ou fiscalisée différemment qu’un couple sans enfant.
Certes ce système est à améliorer, il a des défauts. Par exemple, le RSA est trop faible pour sortir les familles en difficulté de la pauvreté, le taux de non-recours aux aides sociales est élevé (estimé autour de 30 %) par manque d’information ou peur de l’intrusion, les jeunes de 18 à 23 ans sont mal aidés, il y a 20% d’enfants pauvres en France…
Certaines personnes veulent dé-familialiser le système et l’individualiser. Aux motifs invoqués notamment que le couple est périmé et la femme libérée. Je suis défavorable à l’individualisation, qui gomme la réalité de la solidarité familiale. Ma position est que le système d’aide et contribution sociale doit rester familial, tout en étant amélioré. Les familles sont le pilier des droits des enfants et c’est le revenu global du ménage qui est déterminant.
Je souhaite que coexistent deux schémas de protection et aide sociales : 1. la protection sociale qui existe déjà actuellement, comme le chômage, la retraite, la famille ; 2. des aides ciblées pour la transition écologique, financées notamment par la taxe carbone. Cela consiste à court terme en chèques énergie, chauffage et transport, et à long terme en rénovation énergétique. Nos besoins sociaux sont à satisfaire, sécurité, école… avant même les besoins individuels. Comme notre taux de prélèvements est déjà élevé, on revient au sujet de la dette.
Un dernier mot pour finir l’entretien sur un ton positif : la France a une protection sociale généreuse et un système de santé universel, et l’Europe a pris conscience des enjeux de la transition écologique. Le grand combat de modifier notre système pour satisfaire les besoins humains sans dégrader la planète est un objectif enthousiasmant.
Henri Sterdyniak est diplômé de l’école Polytechnique et de l’ENSAE (École nationale de la statistique et de l’administration économique). Il a été administrateur de l’INSEE avant de co-fonder l’OFCE, dont la mission est de « mettre au service du débat public en économie les fruits de la rigueur scientifique et de l’indépendance universitaire ». Il a publié de nombreux articles en macroéconomie, politique économique, économie monétaire et internationale, économie européenne, questions sociales, fiscales et budgétaires. Citons ses récents articles sur deux sujets abordés dans notre entretien : Monnaie, le retour des illusionnistes publié dans Variances le 12 février 2024 et Faut-il individualiser les droits sociaux ? dans la revue Regards Protection Sociale éditée par l’École nationale supérieure de sécurité sociale 2023/2 N°62. Citons également ses deux ouvrages : Crise économique 2020 (par Henri Sterdyniak et Stéphanie Villers, Economica, 140 pages, 18 euros, parution le 8 septembre 2020) et Revenu universel (par un collectif d’économistes, coordonné par Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, OFCE ebook, 167 pages, gratuit, paru le 8 mars 2017). Et le 28 février sort l’ouvrage collectif Penser l’alternative, réponses à 15 questions qui fâchent, par MM.Sterdyniak, Cayla, Légé, Ramaux et Rigaudiat chez Fayard.
(*) Les Atterrés “se sont fait connaître à l’automne 2010 en publiant un Manifeste d’économistes atterrés, dans lequel ils font une présentation critique de dix postulats qui continuent à inspirer chaque jour les décisions des pouvoirs publics partout en Europe, malgré les cinglants démentis apportés par la crise financière et ses suites et face auxquels ils mettaient en débat vingt-deux contre-propositions. Les 4 initiateurs de cette démarche sont : Philippe Askenazy, Thomas Outrot, André Orléan et Henri Sterdyniak. Ils ont été rejoints ensuite par des signataires du Manifeste, des collègues de France et de l’étranger et également des non-spécialistes qui souhaitent vivement voir l’économie se libérer du néolibéralisme. Leur action se traduit par des publications (notes, articles, communiqués, livres) et des interventions lors de réunions publiques ou dans les médias qui les sollicitent, afin de proposer des alternatives aux politiques d’austérité préconisées par les gouvernements actuels.” source : atterres.org/qui-sommes-nous/