L’embellie des prix de l’énergie ou des transports et les marges dégagées par les majors du secteur ont remis dans le débat public la question de la taxation des profits ou des superprofits ou des riches. Pour clarifier ces enjeux Gomet’ interroge Alain Trannoy, agrégé et docteur d’État en économie, directeur d’études à Marseille à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), professeur à l’École d’économie d’Aix-Marseille et conseiller scientifique à France Stratégie. C’est un spécialiste de la fiscalité, il a été membre du Conseil des prélèvements obligatoires en 2011-2014 et co-président du groupe de travail sur les impôts de production dans le cadre des assises de la fiscalité en 2014. Il est l’auteur, avec Étienne Wasmer, d’un livre remarqué qui propose une réforme radicale de la fiscalité : Le Grand Retour de la terre dans les patrimoines. Et pourquoi c’est une bonne nouvelle !, paru chez Odile Jacob, 2022. Il s’agit pour ces deux économistes de « trouver un moyen pour alléger la fiscalité sur les facteurs productifs et notamment les salaires et les investissements » et de combattre les “rentiers de l’immobilier” qui sont privilégiés par notre système fiscal. Ils pointent l’immense opportunité que représente la valeur des terres, du foncier qui atteint en 2019 les 7000 milliards d’euros et qui constitue selon eux une base imposable plus égalitaire et plus dynamique.
Pourquoi notre système fiscal, qui est très redistributif, semble épargner certaines grandes fortunes ?
Alain Trannoy : La fin des restrictions sur la mobilité des capitaux en Europe date d’une quarantaine d’années. Elle ne s’est pas accompagnée d’une harmonisation des bases fiscales des différents impôts qui sont restés l’apanage des États nationaux. La pratique d’échange d’informations entre administrations ne s’est développée que récemment. La présence aux portes de la France de deux places financières importantes, Genève et Luxembourg, qui proposent des services spécialisés d’optimisation fiscale joue un rôle également.
Des propositions de taxation des superprofits ont été mises en débat. D’après vous est-il possible de donner une définition économique ou fiscale des superprofits?
Alain Trannoy : D’abord je ne vois pas pourquoi il serait légitime de taxer les superprofits une certaine année et pas une autre et dans un secteur et pas dans un autre. Je vois trois critères évidents :
- La commonalité des profits des entreprises du secteur pour éliminer les surperformances individuelles, dit autrement, la dynamique présente des facteurs communs qui déterminent les profits et les superprofits dans un secteur.
- Bien établir que le bond des profits ne provient pas d’un boom de la demande mais d’un bond des prix de vente.
- Établir que les taux de marge sont bien exceptionnels au regard de données historiques dans le secteur.
Tout ceci peut devenir vite compliqué et peut donner lieu à du contentieux. Je rappelle d’ailleurs pour les entreprises multinationales que la grande règle est d’éviter la double taxation. Par voie de conséquence, la France ne pourrait taxer sur son territoire que les profits et les surprofits générés sur son territoire.
Un nouvel impôt sur les profits ou une taxation plus ciblée pourrait-elle avoir une rentabilité fiscale ?
Alain Trannoy : On semble vouloir réinventer la roue périodiquement. La Belgique en 2006 a fait une réforme fiscale de son impôt sur les sociétés avec pour but de taxer que les superprofits. Les entreprises qui travaillent en Belgique ont la possibilité de déduire du montant de leur profits une rémunération normale de leurs capitaux propres. Ce système baptisé régime fiscal de l’abattement pour fonds propres des sociétés (en anglais ACE pour allowance for corporate equity) prévoit un abattement déductible pour les fonds propres des sociétés dans le calcul des bénéfices imposables de la société. Cette déduction pour fonds propres est égale au produit des fonds propres et d’un taux d’intérêt nominal approprié. Ce taux est plus important pour les PME. La déduction se rapproche donc des bénéfices “normaux” de la société. L’impôt sur les sociétés se limite alors à taxer les rentes économiques car seuls les bénéfices de la société dépassant l’ACE sont soumis à l’impôt sur les sociétés.
Que les partis politiques qui promeuvent ce type de taxation des superprofits proposent donc de suivre l’exemple de la Belgique ! La part des ressources fiscales obtenues en taxant les profits et les gains en capital en France ne représente que 5% contre 9% en Belgique. Apparemment la rentabilité fiscale est au rendez-vous !
Dans votre livre “Le grand retour de la terre dans les patrimoines” chez Odile Jacob écrit avec Etienne Wasmer, vous préconisez une révolution fiscale qui impose, non plus les revenus ou la fortune, mais la terre, c’est à dire le foncier. Vous estimez que la valeur cumulée des terres est de 7000 milliards d’euros soit trois fois le PIB. Comment peut-on évaluer ce pactole ?
Alain Trannoy : C’est la comptabilité nationale, l’INSEE, qui évalue ce patrimoine chaque année. La valeur reportée dans le livre est celle de 2019. Elle a augmenté depuis. La valeur de toutes les propriétés quelle qu’en soit l’usage est connu avec une bonne précision. Pour en déduire la valeur du foncier, on déduit de la valeur des propriétés le coût de remplacement du bâti. Il évolue grosso modo comme le coût de la construction.
Comment imposer un bien, souvent non fongible ? Une possession qui peut rapporter, mais qui peut aussi ne générer aucune valeur, donc aucune ressource pour payer l’impôt ?
Alain Trannoy : Le conseil constitutionnel veille au grain. Il a déjà par le passé installé le principe d’un bouclier fiscal, comme quoi un propriétaire ne peut pas payer, en impôt sur le patrimoine, une part dépassant plus de 70% de son revenu. Le même type de dispositif « protégeant » les propriétaires dont les revenus sont faibles serait à coup sûr en place.
Vous voulez diminuer le poids des “rentiers de l’immobilier” avec un nouvel impôt, mais nous avons déjà des impôts qui taxent le foncier : la taxe foncière, la taxe foncière des entreprises, les frais dits de notaire… Sont-ils inutiles ? Faut-il en ajouter un autre ?
Alain Trannoy : Notre proposition est de remplacer tous les impôts existants, tous ceux que vous avez cité, mais aussi la taxation sur les loyers au titre de l’impôt sur le revenu par un unique impôt sur la valeur du terrain. Nous avons calculé qu’un impôt égal à 1% de cette valeur permet d’obtenir un rendement équivalent à celui de l’ensemble des impôts sur l’immobilier. Une simplification considérable ! Et le bâti ne sera plus du tout taxé !
Comment peut-on concilier une taxation égale de la terre avec le delta de valeur évident, par exemple, entre un hectare de forêt dans les Vosges qui va rapporter le prix d’une coupe de bois tous les 40 ans et un hectare de terrain Place Vendôme ?
Alain Trannoy : C’est la valeur du terrain qui constitue la base fiscale, donc un terrain de même valeur est taxé au même taux, 1%, quel que soit l’usage, quel que soit la localisation. Il y a bien une taxation égale de la terre, mais évidemment, le rendement fiscal en euros du même hectare dans les Vosges et à Paris ne va pas du tout rapporter la même chose. Mais ce que nous avons découvert, c’est que la richesse foncière dans les grandes villes et en particulier à Paris est très faiblement taxée. Et cette richesse est beaucoup plus concentrée qu’on ne le croit.
La taxation du foncier ne risque-t-elle pas de créer de nouvelles inégalités. Quid de l’agriculteur qui a besoin d’espaces importants, par exemple dans l’élevage ?
Alain Trannoy : Le terrain d’herbage est très peu cher. Un hectare de pâturages vaut entre 3000€ et 6000€ par an. Donc la charge fiscale par hectare sera entre 30€ et 60€. Dans le vignoble bourguignon, les échelles de prix sont 100 fois plus élevés. Et puis pour les agriculteurs, bien sûr, comme ils vivent de la terre, ils ne paieront plus d’impôt sur le revenu agricole.
Quid du retraité (16,7 millions de personnes avec un revenu moyen de 1 376 euros bruts mensuels et selon la CNAV, 74% des ménages de 65 ans et plus sont propriétaires de leur résidence principale en France métropolitaine) qui avec un revenu fixe ne pourra supporter une nouvelle charge fiscale ?
Alain Trannoy : Là je ne veux pas botter en touche, mais si on parle des inégalités, alors il faut avoir en tête toutes les inégalités. L’inégalité qui monte en France depuis la forte hausse du prix du logement due à la hausse du prix du foncier, c’est celle qui touche les jeunes et en particulier les primo-accédants. Les primo-accédants de cette génération et en particulier ceux qui ne peuvent pas être aidés par leurs parents sont beaucoup plus en difficulté que les primo-accédants d’il y a 25 ans. Notre réforme s’attaque à cette inégalité en supprimant les droits de mutation, les frais de notaires, qui sont payés par les acquéreurs. Notre réforme pèsera sur toute évolution future des prix qu’elle aura tendance à modérer. Une partie considérable du territoire de la France est concentrée dans les mains de personnes âgées qui disposent d’un patrimoine immobilier très conséquent.
Une partie considérable du territoire de la France est concentrée dans les mains de personnes âgées qui disposent d’un patrimoine immobilier très conséquent
Alain Trannoy
Le discours sur le petit retraité ne doit pas faire oublier cette autre réalité et notre taxe corrige cette anomalie. Il reste la question du retraité qui possède un bien de valeur importante mais dont les revenus sont faibles. C’est le cas emblématique dite de la veuve de l’Ile de Ré. Mais j’ai déjà évoqué plus haut que le Conseil constitutionnel veille à cette situation.
Vous avez fait cette proposition dans votre livre en janvier 2022, comment est-elle reçue par vos pairs, les économistes ?
Alain Trannoy : Nous avons reçu des commentaires très positifs. Jean Tirole, Nobel d’économie, a déclaré que c’est « Une lecture indispensable pour tous ceux et toutes celles qui réfléchissent à une réforme du système fiscal et au financement de l’action publique. » Tous reconnaissent le bien-fondé de notre proposition. Ils s’interrogent sur la faisabilité politique. Les experts du marché immobiliers, les intervenants sur ce marché nous renvoient tous également des commentaires positifs. Ils sont inquiets de la rareté du foncier disponible en ville et en particulier dans les métropoles.
La richesse foncière française constitue un fantastique paratonnerre
Alain Trannoy
Comment est-elle reçue dans le monde institutionnel que vous connaissez, dans les ministères, chez des politiques avertis ou dans les administrations fiscales ?
Alain Trannoy : Elle n’a pas eu le temps de percoler. Les urgences de l’heure ne font pas monter ce type de proposition. Je ne le souhaite pas évidemment, mais l’actualité peut brutalement poser le problème de la soutenabilité de la dette française. L’ère de l’argent pas cher est terminée. Les marchés financiers sont nerveux, il y a une fuite devant le risque, comme les soubresauts qu’ont connu les emprunts du trésor britannique début octobre le montrent. La richesse foncière française constitue un fantastique paratonnerre. Elle est là, elle impressionne, et c’est suffisant pour l’instant. Demain, en cas de gros remous, elle pourrait être sollicitée, peut-être brutalement.
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