Les réflexions qui suivent proviennent d’un économiste dont le métier est de réfléchir à la rationalité des décisions publiques, en tenant compte des capacités et des ressources disponibles, des contraintes, des coûts, des bénéfices attendus, et compte tenu de ce que nous disent les scientifiques spécialistes et les médecins. Nous n’avons pas eu le choix de livrer bataille dans cette guerre contre le virus. Mais nous avons encore le choix des armes qui peut avoir un impact considérable sur le coût économique de la lutte contre cette pandémie. Alain Trannoy, économiste, directeur d’études à l’Ecole de hautes études en sciences sociales, membre du Cercle des Économistes, partage avec les lecteurs de Gomet’ son analyse de la situation actuelle. Merci à lui pour sa contribution.
Une terra incognita potentiellement très dangereuse pour la stabilité de notre système économique
La strangulation de l’économie sur une courte période est une réponse au défi épidémiologique qui a du sens et est encore supportable par les finances publiques de notre pays. L’État va jouer le rôle du prêteur en dernier ressort pour l’ensemble de l’économie, y compris pour le système bancaire qui va être aussi exposé. Si, cette stratégie peut être actionnée pour une courte période, au-delà, on rentrera dans une terra incognita potentiellement très dangereuse pour la stabilité de notre système économique. L’argent ne tombe pas de nulle part. La France peut continuer à s’endetter à bas coût pour un certain temps. Mais la capacité des marchés financiers à nous faire confiance dans le contexte actuel, les yeux fermés, risque de s’évanouir très vite.
La strangulation de courte durée de l’économie a du sens pour gagner du temps sur deux plans. D’une part, pour casser la montée très rapide de l’épidémie qui menaçait de déborder notre système hospitalier et d’entraîner des décès simplement par incapacité de prise en charge médicale, comme c’est le cas dans certaines zones du nord de l’Italie. D’autre part, pour trouver un traitement raisonnablement efficace contre le coronavirus. Cette seconde raison n’est pas suffisamment explicitée aux Français.
Aujourd’hui, on ne fait qu’aider le patient à contrer les effets du coronavirus sur l’organisme
Un confinement qui fonctionnerait à 100% pendant une durée égale à la période de contagion d’une personne infectée permettrait d’enrayer totalement l’épidémie sur le territoire national. Les dernières révélations de la recherche médicale indiquent que la charge virale du Covid-19 demeure pendant trois semaines chez l’individu détecté positif. Au bout d’un confinement strict de trois semaines, le nombre de personnes nouvellement atteintes du covid-19 devrait être très réduit mais pas nul. Du fait qu’un confinement ne marche jamais à 100 % et aussi qu’on ne peut espérer que toute la population française asymptomatique soit immunisée, en raison justement de la distanciation sociale opérée grâce au confinement. La bonne question est donc de savoir que faire ensuite.
Le confinement n’a été envisagé comme une solution de secours qu’en raison de l’absence de traitement à proprement dit pour enrayer la montée de la charge virale du coronavirus chez un patient. Aujourd’hui, on ne fait qu’aider le patient à contrer les effets du coronavirus sur l’organisme. Ces trois semaines de confinement doivent être mises à profit pour trouver une stratégie post-confinement pour traiter les nouveaux cas de coronavirus et les cas encore pendants. Elle devra être basée sur un traitement curatif (qui ne sera pas un vaccin) applicable à tout nouveau cas qui apparaîtra après la période de confinement. On ne part pas de rien, la Chine a déjà une expérience en ce domaine, les travaux expérimentaux se multiplient et des espoirs d’une solution à grande échelle et relativement à bas coût apparaissent comme la stratégie de traitement préconisée par le professeur Didier Raoult, directeur de l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection de Marseille.
Le déficit est estimé aujourd’hui au plus juste à 4%, avec un second mois de confinement, le mois d’avril, le déficit public serait de 5,8 %
Alain Trannoy
Le coût d’une strangulation de l’économie nationale, disons pour un mois, peut-être chiffré en comparaison de la réduction de l’activité au cours du mois d’août qui voit une bonne partie de l’activité économique s’arrêter. En effet, c’est comme si on avait dit aux Français, prenez trois semaines de congé qui vont être payées pour une importante partie d’entre eux, les salariés en chômage partiel ou en chômage tout court. Si l’INSEE ne calcule pas de PIB mensuel, il livre des données de PIB trimestriel qui est en moyenne en retrait de 4 % pour le 3e trimestre par rapport aux PIB des trois autres trimestres. Réparti sur l’année, cela correspond à une baisse de PIB de 1,3 % par rapport à l’année précédente, en faisant l’hypothèse que l’activité des autres trimestres soit identique à celle du dernier trimestre de l’année 2019. La Loi de finances a été établie sur la base d’une croissance de 1,3 %. L’écart de croissance par rapport aux prévisions s’établit donc à 2,6 %, avec en lien le même pourcentage de baisse pour les recettes fiscales et de cotisations sociales. Cette baisse représente alors grosso modo 1,3 % de points de PIB qui s’ajoute au déficit des recettes par rapport aux dépenses publiques prévu à 2,2 %, aboutissant à une prévision de déficit de 3,5 %, uniquement en raison de la baisse des recettes publiques ! Il faut ajouter le supplément de dépenses publiques, dépenses de santé, dépenses d’indemnité chômage, aides diverses aux entreprises, qui se chiffrent certainement au moins à 0,5 point de PIB, d’où un déficit, estimé au plus juste à 4 %, en ligne avec les prévisions officielles à 3,9 %. Avec un second mois de confinement, le mois d’avril, le même type de calcul donne un déficit public à 5,8 %, très largement sous-estimé du fait de l’amplification de la contraction de l’économie.
Si on s’aventure sur un blocage complet des économies sur deux mois, c’est l’ensemble des dettes des trois grands pays latins qui sera attaqué
Alain Trannoy
Si chaque pays européen procède de la même façon, on aboutit à une extrême sollicitation des investisseurs du monde entier pour acheter de la dette européenne. Or, la zone euro a une faille de ce côté-là, en raison de la situation très hétérogène entre le Nord et le Sud de l’Europe. La dette publique italienne atteint déjà 135 % de points de PIB et n’est certainement pas soutenable à l’heure actuelle. Si on s’aventure sur un blocage complet des économies sur deux mois, c’est l’ensemble des dettes des trois grands pays latins qui sera attaqué à terme avec un écart de taux qui se creusera avec le taux d’intérêt de la dette allemande.
Ce freinage volontaire ne peut être poursuivi au-delà d’un mois
Le gouvernement a parfaitement compris les enjeux de sa politique sanitaire pour les entreprises et pour les salariés. Il a pris la mesure du défi pour éviter la faillite du plus grand nombre possible d’entreprises avec les mesures adéquates. La politique du « quoiqu’il en coûte » laisse penser que l’État français peut emprunter sur les marchés autant qu’il veut. L’échelle des chiffres présentés indique nettement que ce freinage volontaire ne peut être poursuivi au-delà d’un mois.
L’Allemagne pourrait se le permettre, pas la France. La politique sanitaire doit s’infléchir nettement à l’issue de cette période de trois semaines de confinement et tirer parti du moindre progrès scientifique sur le traitement curatif du Covid-19 pour rendre soutenable économiquement notre lutte collective contre ce fléau.
Alain Trannoy
Economiste,
Directeur d’études à l’Ecole de hautes études en sciences sociales à Marseille,
Membre du Cercle des économistes.