EDF et le CEA, ses neuf centres en France, ses 2540 salariés à Cadarache, sont les locomotives de la filière nucléaire en France. Jacques Vayron, un économiste au pays des ingénieurs, président de Cap Énergies, dirige le centre depuis 2019 et passera le relais en mars prochain. Une page se tourne, une filière redresse la tête. Entretien.
Le nucléaire revient fortement dans notre mix énergétique et dans la stratégie nationale de décarbonation. Quels sont les acteurs qui se mobilisent pour ces objectifs ?
Jacques Vayron : Il faut distinguer le court, le moyen, et le long terme. Nous sommes deux acteurs majeurs de la filière, EDF et le CEA. EDF travaille sur le court et moyen terme. Il s’agit en ce moment de faire face à la demande énergétique avec l’outil industriel. Le CEA est sur le long terme avec la recherche et développement.
Les annonces de Belfort, en février 2022, en évoquant six EPR à construire et huit autres à l’étude, confortent la filière dans toutes ses composantes : aussi bien les industriels de tous secteurs (génie civil, métallurgie, chaudronnerie, contrôle commande), qui vont être sollicités pour construire ces nouveaux réacteurs, que les acteurs de recherche et développement, dont le CEA fait partie, ainsi que tous les organismes de formation qui vont devoir contribuer à faire émerger la main-d’œuvre de tout niveau, techniciens, (1) ingénieurs, chercheurs, nécessaires à la construction, puis à l’exploitation de ces nouvelles centrales.
Quelle place nouvelle pour une industrie du nucléaire en région Sud ?
Jacques Vayron : Le nucléaire est déjà bien présent en région Sud, le centre CEA de Cadarache en est une belle illustration ! Au-delà des centrales nucléaires en elles-mêmes, des besoins de R & D, de fourniture, de composants, on parle de supply-chain chez les Anglo-Saxons, mais aussi de formation de tous niveaux vont être croissants.
Le président Macron a mis en avant un nouveau type de réacteur nucléaire, les « SMR », les « small modular reactors » des petits réacteurs modulaires, (2) Le projet SMR français, le projet Nuward TM (N.D.L.R. : abréviation de « NUclear forWARD ») sera un levier supplémentaire pour décarboner l’économie mondiale, le CEA y travaille.
Le Conseil régional a relancé un groupe de travail qui inclut Cap Énergies, le CEA et EDF pour justement voir ce que nous pouvons faire dans la région, quelles sont nos forces, quels sont nos atouts.
La filière affiche un déficit en RH et des difficultés de recrutement. Comment faire évoluer les formations pour faire face ?
Jacques Vayron : La filière en est bien consciente et a d’ores et déjà pris des mesures en ce sens. Il faut garder à l’esprit que, jusqu’à il y a peu, l’attractivité du nucléaire auprès des jeunes était faible, c’était un frein majeur. Nous sortons de la période du nucléaire honteux ! La prise de conscience avec l’hiver que nous vivons, fait que le nucléaire en France, a cessé d’être considéré comme négatif. Il fournit une énergie importante et régulière. Avec les arrêts des centrales, on s’est aperçu qu’il valait mieux qu’elles fonctionnent !
Sur 10 ans la filière va recruter 150 000 personnes !
Jacques Vayron
Le nucléaire apparaît désormais comme une énergie bas carbone qui peut contribuer significativement à atteindre nos objectifs de transition énergétique, avec une émission net zéro carbone en 2050, ce qui « redore » le blason du nucléaire, et fait remonter son attractivité. Sur 10 ans la filière va recruter 150 000 personnes !
La filière s’engage-t-elle, elle-même dans la formation ?
Jacques Vayron : La filière nucléaire française, à travers le GIFEN, le Groupement des industriels français de l’électronucléaire, a fondé une Université des métiers du nucléaire, pour mettre en synergie les formations existantes, proposer des formations plus attractives, faisant une large place à la réalité virtuelle ou à la réalité mixte, et pour tout niveau de formation. Le CEA, de son côté, renforce aussi son offre de formation au sein de l’INSTN, l’Institut national des sciences et techniques nucléaires qui voit régulièrement ses effectifs grimper.
Nous avons des besoins importants de renouvellement et de tous les niveaux. Le CEA a besoin pour deux tiers, d’ingénieurs mais aussi des techniciens pour faire de l’expérimentation. Nous avons des formations professionnelles et de la formation diplômante. À Cadarache, nous avons deux grands domaines, le génie atomique et la radioprotection. Nous avons trois formations diplômantes directes de l’INSTN (Génie atomique et licence pro et titre de technicien en radioprotection) avec 60 étudiants au total et trois masters co-accrédités avec Aix Marseille Université (Génie des procédés et bioprocédés, instrumentation des moyens d’essai, materials sciences for nuclear energy) avec 50 étudiants. L’objectif, c’est d’augmenter. En génie atomique par exemple la promotion a doublé cette année.
Il faut aussi faire connaître toutes la diversité et la richesse des métiers du nucléaire par des actions de communication, comme la semaine des métiers du nucléaire, qui aura lieu du 6 au 10 mars 2023. Les stages et formations en alternance, permettent aussi aux jeunes de découvrir notre industrie, ils sont d’excellentes occasions de leur donner envie de poursuivre dans ce domaine, et nous efforçons de développer nos offres d’accueil.
Quelles sont les formations qui mènent au nucléaire ?
Jacques Vayron : Nous avons besoin d’une grande variété de métiers, de la recherche aux métiers de l’assainissement ou du démantèlement. Le nucléaire vieillit et nous avons du boulot pour les décennies qui viennent, nous avons ici des projets d’assainissement démantèlement sur plusieurs décennies. Nos besoins pour les ingénieurs sont sur tous les métiers confondus. Pour la R et D c’est la physique, la chimie et pour les métiers de la réalisation, c’est le génie civil.
Le nucléaire reste très masculin…
Jacques Vayron : C’est une préoccupation au plus haut niveau, de l’administrateur général du CEA lui-même ! Mais, sans nous défausser, lorsque les écoles d’ingénieurs n’ont que 30 % de femmes en physique, nous ne pouvons aller plus vite. Il faut donner envie et très tôt. Des structures de promotion des femmes par les femmes elles-mêmes se sont créées. Nous avons la volonté d’aller vers plus d’égalité professionnelle et dans les postes à responsabilité notre politique, est de féminiser autant que faire se peut toutes les structures de l’entreprise. Pour ma part, j’ai une direction à 75 % féminine ! La direction du centre de Cadarache, c’est quatre personnes, un directeur, un directeur adjoint et deux adjoints au directeur : c’est un homme et trois femmes.
Le public a du mal à comprendre les difficultés techniques actuelles des centrales. C’est un problème de R & D, de sécurité, de technologie, de RH ?
Jacques Vayron : Ce n’est rien de tout cela. Dans le cadre des contrôles qui sont régulièrement effectués dans les centrales, un phénomène particulier d’endommagement de certaines tuyauteries, qu’on appelle le phénomène de corrosion sous contrainte, a été détecté. Ce phénomène conduit à l’apparition de toutes petites fissures, très peu profondes, en certains endroits particuliers de ces tuyauteries. EDF a décidé de remplacer préventivement toutes les zones atteintes, et cela a conduit à l’arrêt simultané de plusieurs centrales en même temps, plus que ce que nous avons habituellement en arrêt simultané pour maintenance, d’où la disponibilité plus faible du parc de réacteurs nucléaires ces derniers mois. Tout cela est public, et suivi par l’Autorité de sûreté nucléaire. Les réacteurs redémarrent les uns après les autres, et nous sommes presque revenus à une situation normale.
Comment accroître une production qui semble avoir des difficultés ?
Jacques Vayron : Nous étions ici sur des arrêts exceptionnels, purement conjoncturels. La France se lance dans un programme ambitieux avec la construction de six nouveaux EPR, qui contribueront à augmenter la quantité – en valeur absolue – d’énergie bas carbone d’origine nucléaire. L’amélioration des taux de disponibilités des centrales déjà en fonctionnement, ainsi que leur prolongation éventuelle, sont à la main d’EDF.
La question n’est pas celle de l’augmentation de la production, mais la cible que nous voulons atteindre et le pourcentage d’énergie nucléaire que nous voulons viser dans notre mix de production électrique. Cette cible sera fixée dans le cadre de la nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie, à l’été 2023.
(1) Porté par CEA, EDF, Naval Group et TechnicAtome
(2) NDLR « Leur puissance est comprise entre 50 et 300 mégawatts électriques. Certains projets de SMR reprennent des filières de réacteurs nucléaires existantes et miniaturisée . Certains modèles pourraient être disponibles sur le marché mondial autour de 2030 et couvrir, selon l’agence de l’énergie nucléaire de l’OCDE, jusqu’à 10 % de la production nucléaire dans le monde d’ici 2040 ». In The Conversation