Le 22 mars, ce fut la journée mondiale de l’eau. À cette occasion, Jean-Marc Philip, ingénieur agronome, ancien dirigeant de la Société du Canal de Provence, désormais consultant, appelle dans une tribune à remettre l’eau au centre des politiques publiques.
Décidément, les chiffres donnés par l’Unicef sont têtus : malgré les efforts portés par les États pour améliorer un « accès à l’eau pour tous », depuis plusieurs décennies, le constat est sans appel : dans le monde, plus de deux milliards d’individus n’ont toujours pas accès à un service d’eau potable sûr, et pire, un milliard d’humains n’ont accès à rien du tout.
En termes d’assainissement, donc d’hygiène, les chiffres sont encore plus alarmants : plus de quatre milliards d’habitants n’ont accès à aucun service. Globalement donc, le compte n’y est vraiment pas, et nos ambitions passées sont malheureusement dépassées : collectivement nous ne savons pas résoudre cette équation qui apparaît simple sur le papier : permettre à chacun d’avoir accès à ce service essentiel qu’est l’eau saine.
En France, nous sommes privilégiés : nous bénéficions de compétences fortes grâce aux talents de nos universités en matière de suivi et de gestion de l’eau, nous avons investi depuis plus d’un siècle pour garantir un accès à l’eau de bonne qualité, et avons structuré des politiques publiques autour de l’unité de gestion : le bassin-versant.
Et pourtant… le compte n’y est pas non plus, en tout cas pas au niveau de nos attentes. D’après la dernière étude du Cercle de l’eau (novembre. 2024) sur le financement de la politique publique de l’eau en France, nous consacrons un effort global de 23 milliards d’euros par an en France pour gérer notre eau, assumé pour moitié par les ménages français. Il manquerait 15 milliards annuels pour avoir les moyens de nos ambitions : avoir des réseaux non fuyards, lutter contre les pollutions diffuses (dont les fameux PFAS), assurer nos biens contre les événements climatiques exceptionnels (sécheresse ou crue), restaurer nos milieux aquatiques, et anticiper les effets du changement climatique. Bref, dit autrement, il faudrait dépenser 1,5 fois plus, ou 1,5 fois plus vite, pour « sauver l’eau ».
Pourquoi sommes-nous aveugles ?
L’enjeu est donc colossal et vertigineux, et il s’impose à nous tous en France : élus, agriculteurs, industriels, commerçants, acteurs ou simples citoyens, on doit comprendre qu’il y a urgence à agir. On l’a dit il y a 20 ans, on l’a redit il y a 10 ans, pourquoi doit-on encore se répéter ? Pourquoi sommes-nous aveugles face à cet enjeu qui concerne un service essentiel, de base ?
Sûrement, depuis maintenant un siècle, nous avons oublié en France la valeur d’un accès à une eau sécurisée. Le déploiement remarquable des réseaux d’eau dans nos villes et nos campagnes a eu le défaut, non souhaité et non anticipé, d’enterrer, au sens propre, comme au sens figuré, les problématiques de gestion de l’eau. Vous voulez de l’eau, un tuyau va vous l’emmener. Vous ne savez pas quoi faire de vos eaux usées, un « tout à l’égout » va s’en occuper. Sans le vouloir, on a invisibilisé l’eau, et nous en avons oublié que cette ressource était limitée et fragile, bien que stratégique pour nos vies et notre souveraineté.
Nous devons donc nous réveiller, nous simples citoyens, chercheurs, associations de protection de l’environnement, industriels, agriculteurs, apporteurs de solutions techniques. Accepter que le défi soit grand, et que les moyens à allouer doivent être importants. Et devenir des pédagogues pour expliquer à nos concitoyens les enjeux.
Passer d’un point à 1,5 % du PIB consacré à la gestion de l’eau
Car on ne gère pas l’eau comme on gère d’autres services : on doit investir, avec des retours sur investissement souvent longs. Protéger par exemple une source, ou bien reforester une tête de bassin-versant afin d’en améliorer l’hydrologie, prend des années et des années. Construire des retenues, pour stocker en hiver l’eau qui sera utilisée l’été (avec parcimonie) également.
Cet investissement doit être compris par tous, et en premier lieu par nos décideurs qui ne doivent surtout pas être tentés par une approche du budget « base zéro », à la mode outre-Atlantique depuis quelques semaines. Au risque d’aggraver encore et toujours la situation.
En l’espèce, il s’agirait plutôt de prévoir collectivement un budget en forte hausse, et de passer de 1 point à 1,5 du PIB consacré à la gestion de l’eau. Et l’effort sur le « cycle naturel de l’eau », c’est-à-dire pour simplifier la protection des milieux aquatiques, doit prendre le pas budgétaire sur les efforts à consacrer aux « cycles d’usages » (nos tuyaux pour simplifier), ceci afin d’investir pour l’avenir et s’attaquer frontalement au changement climatique
À jamais les premiers sur l’eau !
Il est également nécessaire de convaincre le public : il faut former entre autres nos élèves et étudiants à ces enjeux, en profiter au passage pour attirer les talents vers ce beau métier qui consiste à protéger l’un des biens les plus précieux de l’humanité.
Nos régions du sud de la France sont particulièrement concernées : c’est ici que nous subissons de plein fouet les impacts dus au changement climatique : plus d’événements extrêmes, des périodes de sécheresse de plus de 30 à 40 jours qui s’installeront à l’avenir chaque année dans nos contrées, des ressources en eau fragiles et polluées. C’est à nous, sur l’axe méditerranéen, à réagir en premier. À jamais les premiers sur l’eau !
Mettons en œuvre des politiques de circularité de l’eau sur nos territoires, poursuivons nos stratégies de sobriété, poursuivons les investissements sur les stockages hivernaux. Comme nous avons su construire une politique de l’eau en région, puis en France et Europe, ayons également l’ambition de porter des politiques de l’eau à l’échelle des pays des deux rives de la Méditerranée. L’hydro-diplomatie doit nous pousser à ne pas arrêter nos politiques de l’eau aux frontières administratives des pays
« L’eau potable avant les portables »
Et ne pensons pas qu’un hiver ou un printemps humide en 2025 ou en 2026 vont effacer les problèmes : l’instabilité climatique s’est installée. Ne la nions pas, et consacrons définitivement à la ressource en eau les efforts nécessaires. En plagiant Loïc Fauchon, qui il y a quelques années s’était exclamé « l’eau potable avant les portables », sachons collectivement remettre cet enjeu au centre de nos politiques publiques. Sachons investir pour protéger l’eau, comme nous investissons sur la mobilité. Sachons aussi collectivement reconnaître les externalités sociales et environnementales rattachées à l’eau et plus largement aux ressources naturelles : celles liées à la santé publique, à la durabilité de nos territoires, au maintien de la biodiversité, au fonctionnement pur et simple de nos activités humaines (industrie, agriculture), à la production énergétique enfin, qu’il s’agisse de produire de l’hydroélectricité ou de refroidir nos centrales nucléaires.
Un mètre cube d’eau protégé a une valeur inestimable et on doit la redécouvrir
Sachons aussi reprendre place dans les instances de gestion de l’eau, à l’échelle des bassins-versants, pour mener à bien nos programmes de lutte contre la sécheresse ou de baisse des pollutions. Rendons hommage à ceux qui s’y emploient chaque jour, dans les collectivités locales, les centres de recherche, les industries ou à l’agence de l’eau. Prochaine étape : sûrement, les élections locales de 2026. Le sujet de l’eau sera-t-il au cœur des débats ? Il le faudrait, dans l’intérêt de nos territoires méditerranéens.
Jean-Marc Philip
ingénieur agronome, président d’EcoViso, société de conseil en gestion de l’eau,
transition écologique et économie circulaire