A regarder un document de l’Ina, Marseille des années 30 n’était pas très différente de la ville d’aujourd’hui. Au lieu de « Bienvenue chez les Ch’tis » on aurait pu y tourner « Bienvenue chez les fadas ».
La Canebière, au bout de laquelle poussait sur le Vieux-Port une forêt de mats, n’était que vacarme, où des tacots tentaient de se frayer, en serpentant, un passage entre piétons portant Borsalino et tramway gonflé de passagers entassés. Seule consolation alors, les quatre roues roulaient au pas et quelques cyclistes avaient même l’audace de les doubler par la droite ou la gauche. Ainsi allaient les mœurs automobiles dans le grand port de France qu’Albert Londres, qui désignait la ville comme une « porte du Sud », décrivait ainsi : « Il y a les sédentaires de Marseille et puis le flot des nomades qui va de la gare au port ou du port à la gare. Si vous ne faites partie ni des sédentaires ni du flot vous n’êtes plus rien. Vous êtes le badaud. Vous gênez la circulation. On vous bouscule !»
Ainsi fut il, en cette bonne mais délirante cité, des décennies durant. La circulation, dans ses artères et particulièrement au cœur de la ville où l’on risque à tout moment thrombose ou embolie, est, au détriment des Marseillais eux-mêmes, devenue aujourd’hui un art de vivre ou plutôt de mal vivre.
« ici Môôôssieur on ne va ni à droite ni à gauche, on passe à l’ombre ! »
C’est culturel oseront les plus cyniques. Il y a du vrai lorsqu’on évoque deux historiettes qui ont la vie dure dans ce pays de cocagne et de castagne. La première me fut contée alors que j’attardais mes premiers pas dans la ville. « Un Marseillais se fait engueuler par un touriste qui lui reproche de rouler trop à gauche. Le contrevenant ne se démonte pas et répond : ici Môôôssieur on ne va ni à droite ni à gauche, on passe à l’ombre ! » La seconde, que l’on prétendait authentique, évoquait un motard qui venait de brûler un feu rouge. Arrêté par la marée-chaussée qui le lui reprochait, il rétorqua qu’il était passé à l’orange. Devant la moue du policier il concéda : « bon orange sanguine ! ». On peut en rire certes, mais à l’heure du dérèglement climatique, des alertes répétées au pic d’ozone, des chaussées de plus en plus accidentogènes, n’est-il pas aussi grand temps de se poser quelques questions sérieuses ?
On a vu récemment tout ce que la ville compte d’élus prestigieux, se presser autour d’un ruban. Si l’on avait loupé ce moment historique – l’inauguration de la place rénovée de Castellane – les réseaux sociaux nous rattrapaient pour nous interpeller. Chaque camp revendiquait, en images, avec une mauvaise foi assumée, la paternité de ce lifting. Benoît Payan seul ou presque sur les photos. Martine Vassal seule ou presque sur les siennes. Bruno Genzana – représentant Renaud Muselier – y allant aussi de son ego-cliché. Photoshop, l’ancêtre de l’IA, avait encore sévi.
On corrigera donc cette propagande juvénile en rappelant que la place a été rénovée à la charge du Département, de la Métropole et de la Région, avec l’ouverture en prime d’une nouvelle station du tramway. La ligne T3 sera ainsi prolongée dès la fin de l’année. Cette extension de 6,2 km permettra de relier, au nord, Arenc à Capitaine Gèze, et, au sud, la place Castellane à la Gaye. Pour cette inauguration en fanfare on précisera enfin que la fontaine commandée par Jules Cantini et réalisée en 1911 par le Toulonnais André Allar, a été remise en eau et modernisée par la mairie.
On a oublié de prévoir sur les 500 000 pavés un passage identifiable pour les vélos
On remarquera surtout qu’à se pousser du coude chaque partie (et parti) a oublié de prévoir sur les 500 000 pavés un passage identifiable pour les vélos. Mais « promis-juré » la police municipale, dans un premier temps, fera ce qu’il faut pour, pédagogiquement, inviter les cyclistes à descendre de leur monture. Puis, dans un second temps, sanctionner les deux roues qui, dans tant de rues, marquent leur passage avec force auréoles d’huile ou de carburant. Bref, les piétons sont rassurés : la paix a été signée et les moteurs sont priés de la mettre en veilleuse.
Ce serait si beau. Ce point de jonction entre deux autoroutes urbaines, uniques en France métropolitaine, comporte désormais à cette confluence des sixième et huitième arrondissements un gros nœud d’étranglement. On passe allègrement ici, que l’on vienne de l’avenue du Prado ou du boulevard Baille, de six voies à trois. Qui croyez-vous qui en pâtit le plus ? Les piétons qui doivent, pour rejoindre le métro, le tramway ou leurs lieux de chalandises, se faufiler entre des engins pétaradants, des klaxons intrusifs, quand ce ne sont des chauffeurs ou chauffards en surchauffe. On attend la suite que les pouvoirs publics donneront à cette équation à plusieurs inconnues.
Du coup on se penche sur l’ensemble des autres villes qui ont opté définitivement pour la pacification de leur espace public. Où on découvre que 200 villes en France dont Bordeaux, Lyon, Toulouse, Strasbourg, Paris, ont opté pour un passage à 30 kilomètres à l’heure, exceptées quelques dérogations à 50. Où l’on apprend que sur ces itinéraires les vélos peuvent aller à sens et contresens. Où l’on relève que des zones accidentogènes ont disparu.
On regarde dans le rétro aussitôt et on entend Olivia Fortin maire de secteur et l’écologiste Michèle Rubirola (toutes deux du Printemps marseillais et adjointes du maire Benoit Payan) promettre du haut d’une estrade « une transformation douce » pour atteindre les objectifs du projet « Mon Prado rêvé ». C’était le 15 juin lors de la fête du Vélo organisée par le collectif Vélos en ville et soutenu par la municipalité.
On a cru comprendre que nos édiles voulaient en finir avec les « barbares » juchés dans ou sur leurs machines d’acier et qui agressent au quotidien la gent piétonne. Elles parlent d’or ces dames. Surtout après le vote de la droite, de l’extrême droite et de la France Insoumise pour mettre fin aux zones à faibles émissions (Des ZFE inscrites dans la loi en 2019 et 2021). Rappelons qu’une ZFE est une zone comportant des voies routières où la circulation des véhicules les plus polluants est restreinte, selon des modalités spécifiques définies par la collectivité.
Emmanuel Bompard (LFI), aussi crédible que son collègue le Versaillais Aymeric Caron lorsqu’il visite « ses » pauvres à la Goutte d’or, a justifié son vote. Il a expliqué que les ZFE pénalisaient les ménages les plus démunis qui habitent des quartiers marseillais excentrés. Quant aux Verts marseillais, ils ne voient rouge en ces temps troublés qu’en s’insurgeant contre le jumelage de Marseille avec Haïfa, la ville israélienne qui abrite le centre culturel Gaston Defferre. Pendant que la droite et l’extrême droite votent à l’Assemblée pour un moratoire qui remettra en cause les éoliennes et les installations photovoltaïques. Un hells angels passe comme diraient les bikers agrippés à leur Harley.
Et si Marseille refusait d’être « à jamais la dernière »
Que fait-on du coup des études qui attestent que la pollution de l’air a atteint à Marseille des seuils insupportables ? Que dit-on aux praticiens – cardiologues, neurologues, psychiatres, allergologues – qui témoignent d’une dégradation permanente de la santé de centaines de Marseillais ? Que fait-on des associations qui se battent pour imposer enfin une ville avec des places et des rues à visage humain ?
La Fête du Vélo (Gomet’, qui organise chaque année les Rencontres du vélo et des mobilités douces, en était) a démontré par son succès (plus de 10 000 participants) que ce n’est plus comme l’a affirmé Mme Rubirola « une majorité silencieuse et invisible » qui appelle de ses vœux cette révolution, mais une partie significative des citoyens qui n’acceptent plus que Marseille reste LA porte de l’enfer mécanique. « La Voie est libre » sur la Corniche une fois par mois et « la Fête du vélo », disent haut et fort que l’on peut survivre en roulant en ville à 30 km/h. Aujourd’hui dans la deuxième ville de France – on en rirait si ce n’était pas mortel – ce sont les trottinettes, dans le viseur de la mairie, qui roulent à cette vitesse. Une question : et si Marseille refusait d’être « à jamais la dernière » en matière de lutte contre la pollution sonore et atmosphérique ?