Le public s’est déplacé en nombre lundi 10 juin pour rencontrer l’artiste phare du street-art JR et découvrir son nouveau long-métrage, Tehachapi, présenté en avant-première au cinéma Les Variétés et au cinéma l’Alhambra à Marseille. Le film est sorti dans les salles de la métropole le mercredi 12 juin. Rencontre et interview pour Gomet’.
En 2019, le street-artist JR obtient l’autorisation sans précédent d’intervenir dans l’une des prisons de haute sécurité les plus violentes des États-Unis, située dans le désert californien : Tehachapi. Certains détenus y purgent des peines à perpétuité pour des crimes commis alors qu’ils n’étaient que mineurs. Vingt-huit d’entre eux, incarcérés au niveau maximum de sécurité, ont été sélectionnés pour participer à la réalisation d’une immense fresque composée de leur portrait photographique, collée dans la cour de la prison.
JR leur propose également de témoigner en toute liberté grâce à un enregistrement audio. C’est le point de départ d’une aventure humaine incroyable qui nous plonge dans un processus artistique sans précédent, au cœur de l’univers carcéral.
Filmé sur une période de trois ans en raison de la crise sanitaire, des liens vont peu à peu se nouer entre JR et les détenus, notamment avec Barrett Fadden et Kevin Walsh, incarcérés depuis l’âge de 14 ans pour car-jacking. JR filme leur investissement dans le processus artistique et donne la parole aux détenus, au personnel d’encadrement, aux familles et aux victimes. Leurs témoignages bouleversants interrogent sur la nature humaine, sur le chemin de rédemption et sur le pardon. Un geste artistique peut-il changer le cours d’une vie ? Le nouveau film du street-artist JR semble prouver que oui.
JR : un artiste prolifique et engagé
Artiste phare du street-art, célèbre pour ses immenses collages photographiques, JR œuvre depuis une vingtaine d’années pour attirer le regard de ceux qui ne fréquentent pas habituellement les musées. Internationalement reconnu, il expose librement sur les murs du monde entier, à commencer par Clichy-Montfermeil, d’où il est originaire, puis au Proche-Orient, au Brésil et au Kenya. En 2013, il intervient à Marseille à la Friche et dans le quartier de La Belle de Mai avec d’immenses photos apposées sur les murs à l’occasion de l’année capitale européenne de la culture (voir plus bas). Trois ans plus tard, à l’invitation du Louvre, il fait disparaître la pyramide à l’aide d’une surprenante anamorphose. En 2019, le Moma de San Francisco lui ouvre ses portes pour une grande exposition intitulé JR Chronicles of San Francisco.
Cinéaste également, il réalise en 2010 le documentaire Women are Heroes présenté au Festival de Cannes, puis collabore en 2017 avec Agnès Varda sur Visages, Villages, un documentaire multi-récompensé par de prestigieux festivals. Dans la continuité de ses projets artistiques, il crée l’organisation à but non lucratif “L’art peut-il changer le monde ?” qui vise à utiliser le pouvoir de l’art, de la culture et de l’éducation pour susciter une prise de conscience et un changement social dans le monde et au sein de communautés spécifiques. Le long-métrage Tehachapi s’inscrit dans le prolongement de ce programme, intitulé Inside Out Project. Entretien exclusif pour Gomet’ avec JR et Kevin Walsh, protagoniste du film et ex-détenu de Tehachapi.
Qu’est-ce qui vous a amené à choisir le centre pénitentiaire de Tehachapi au départ ?
JR : C’est vraiment le hasard. Quand j’ai eu ce permis, j’ai regardé sur Google Earth et j’ai choisi cette prison uniquement parce que le terre-plein était en bitume et que je pouvais coller dessus. Je ne connaissais pas plus cette prison, ni quelles étaient les conditions là-bas.
Ce qui est frappant, c’est votre aisance avec les détenus lors de votre première rencontre. Comment vous y êtes-vous préparé ?
JR : La chance, c’est que justement je ne l’ai pas préparée, parce que je ne pouvais pas. Je suis arrivé deux jours seulement après avoir obtenu l’autorisation et après avoir découvert cette prison sur internet. Et je pense que c’est justement cette non-connaissance du terrain qui m’a permis d’être totalement naïf et à l’aise, parce que je ne connaissais pas la réalité de cette prison.
Vous ne connaissiez rien sur les raisons de leur incarcération ?
JR : Non. Je savais uniquement qu’il s’agissait d’une prison de sécurité 4, soit le maximum, et que ce sont les seules prisons qui ont de grands terrains en béton, ce qui me permet de créer une installation, une anamorphose qui peut fonctionner. J’ai choisi cette prison uniquement pour l’architecture.
Et vous, Kevin, comment le centre pénitentiaire vous a-t-il présenté le projet de JR, et pour quelles raisons avez-vous accepté d’y participer ?
Kevin : IIs ne nous ont pas vraiment présenté le projet, (dit-il en riant.) C’est Barrett, qui nous en a parlé. C’était un peu le chef de la petite équipe. Ils ont dit à Barrett qu’ils allaient faire une installation mais ils n’ont pas vraiment mentionné le nom de JR. Au début j’avais dit non. Et du coup, Barrett m’a dit : Viens, tu verras après, au pire des cas tu pars ! C’est comme cela que j’ai eu l’opportunité de rencontrer mon ami JR.
Il est arrivé avec son chapeau, ses lunettes et il a commencé à nous saluer. Le premier contact était visuel. Il est venu sans gilet pare-balle, il a carrément violé toutes les règles. JR était comme nous, quoi ! (dit-il en riant.)
Cette complicité entre JR et les détenus on la ressent dès cette première réunion. Elle rend le film encore plus incroyable, au point qu’on a l’impression d’être parfois dans un film de fiction.
JR : C’est vrai, vous avez raison.
Kevin : On n’avait jamais vu un truc pareil. On l’appréciait vraiment mais c’était nouveau pour nous. Dans le milieu carcéral, quand il y a autant de tension, c’est très silencieux. Personne ne bronchait, jusqu’à ce que JR commence à parler en français. Cela a cassé un peu l’atmosphère.
Ce qui est surprenant aussi, c’est le calme qui règne dans la cour, lorsque vous réalisez le premier collage. On voit les détenus et les surveillants travaillaient ensemble avec des balais, des brosses, des sceaux, tout cela dans la bonne humeur, alors qu’il y avait des traces de sang au sol. Ne craigniez-vous pas des mutineries ? Quel était le dispositif de sécurité ?
Kevin (qui prend la parole) : Le sang sur le sol, on voit cela tous les jours, c’est notre quotidien. C’était un jour comme les autres. Pour le reste, les gars qui avaient été sélectionnés voulaient vraiment réussir le projet. Et du coup, s’ils n’avaient pas eu cette mentalité, ils n’auraient pas été sélectionnés. Concernant la sécurité, dans le film, vous ne voyez pas vraiment les gardiens ni les surveillants, mais ils étaient bien là, dans les grandes tours avec leurs pistolets, leurs armes ; ils étaient un peu à l’écart.
Comment expliquez-vous les liens que vous avez établis avec Barrett et Kevin en particulier ?
JR : Il y a plusieurs choses. Quand j’étais autour de cette table, lors de notre première rencontre, Barrett était un peu comme le plus ancien. C’est lui qui avait été chargé la veille de dire quelles étaient les personnes qu’il voulait prendre. On sentait chez Barrett une certaine énergie, qu’il allait passer sa vie là et qu’il n’allait jamais sortir. Il y avait quelque chose d’assez calme chez lui. Kevin, c’était plutôt parce qu’il était très silencieux, mais il avait une croix gammée sur le visage. Et quand j’ai eu le courage de lui demander pourquoi il avait ça, je n’oublierai jamais son geste : c’était comme si lui-même l’avait déjà oubliée. Ça m’a surpris, alors j’ai posté une image sur les réseaux sociaux et j’ai commencé une conversation avec les gens et nous avons continué.
Et vous Kevin ?
Kevin : JR souriait tout le temps et il y avait toujours de la joie avec lui, comme moi. Il posait toujours des questions mais au lieu de dire par exemple : « Pourquoi cette croix sur le visage ? », il a dit : « C’est quoi ça ? » Et quand je lui ai expliqué, il m’a vraiment écouté.
Justement, est-il exact que vous ne connaissiez pas la signification de cette croix gammée ?
Kevin : Qui ne sait pas en fait ? En même temps, l’usage que j’en faisais, ce n’était pas pour les mêmes raisons. Ce n’est pas un prétexte, je n’essaie pas de me justifier. Mais quand je l’expliquais, j’espérais que les gens puissent comprendre. La prison est un peu ségrégationniste. Les personnes de race blanche qui y sont détenues sont maximum une douzaine. Donc on devait nous protéger en quelque sorte. C’était aussi une manière de montrer l’amour pour ce groupe de personnes amis. Et puis dans ma tête, je ne pensais jamais que j’allais rentrer un jour chez moi, du coup j’étais vraiment allé vers l’extrême.
Et puis, il y a cette coïncidence incroyable (que nous ne dévoilerons pas) lorsque le docteur vous enlève ce tatouage et vous interpelle lorsque vous sortez. Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?
Kevin : Magnifique ! Je crois que c’est une intervention divine. Je crois que c’est Dieu qui a voulu me mettre en contact avec elle. Il y avait des signes partout. Du coup, je pouvais commencer le processus de guérison. Parce que c’était aussi très fort pour elle. Pensez à tous les tatouages qu’elle a enlevés pendant toute sa carrière ! Cet acte la touche elle aussi au fond de son cœur.
Votre collaboration avec Agnès Varda (dans Visages Villages ndlr) a-t-elle influencé votre regard cinématographique ?
JR : Forcément. Agnès Varda est toujours présente pour moi. C’est quelqu’un qui est là dans tout ce que je fais. J’ai passé tellement d’années avec elle, les dernières années de sa vie, qu’elles ont été très formatrices pour moi !
Le choix de Cinétamaris (la société de production créée par Agnès Varda, ndlr) comme producteur du film était donc une évidence pour vous ?
JR : Rosalie Varda est restée une amie proche, tout comme Mathieu Demy, le fils d’Agnès. C’est MK2 qui m’a proposé de produire le film, Rosalie travaillant avec eux comme consultante externe. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée impliquée dans toute l’histoire.
Marseille est une ville que j’aime énormément et où j’ai toujours envie de revenir travailler
JR
Vous êtes intervenu à Marseille en 2013, quels souvenirs en gardez-vous ?
JR : Toujours très spécial. J’y suis assez régulièrement. C’est une ville que j’aime énormément et où j’ai toujours envie de revenir travailler. Donc, présenter le film ici est un bon moment pour moi.
Kevin, l’intervention de JR à Tehachapi a changé le cours de votre vie. Depuis votre libération, vous participez au projet “Inside Out” créé par JR. Qu’est-ce que vous essayez de transmettre aux détenus ?
Kevin : On va là-bas pour parler d’espoir et leur dire que le changement est possible.
Enfin, diriez vous que l’art peut sauver le monde ?
Kevin : Je peux servir le monde, mais je ne peux pas le sauver ! (conclut-il en riant)
Les propos de Kevin Walsh ainsi que l’ensemble de cette interview ont été traduits en anglais par Thalia Rahme, nous tenons à la remercier.
Unframed à la Belle de Mai en 2013 est le fruit d’un projet débuté 2010, réalisé à partir d’images de photographes célèbres ou anonymes et d’images d’archives que JR interprète et recontextualise à l’échelle d’un lieu, d’un quartier ou d’une ville. À la Belle de Mai, Marseille, JR s’est intéressé à l’identité du quartier et a invité ses habitants à se pencher sur la mémoire de celui-ci en plongeant dans leurs albums personnels. Ces photos, anciennes ou actuelles, recadrées, agrandies collées in situ forment une œuvre monumentale. Elles reconvoquent sur les façades des immeubles l’histoire de ce quartier populaire et métissé, nichée dans les albums et la mémoire des habitants, mais plus que le souvenir sanctuarisé, il élève sur ces façades les histoires vives, singulières, pleines des hommes et des femmes, anciens ou primo arrivants qui se partagent l’endroit aujourd’hui. Source Unframed JR.
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