La scène se déroule dans un des seize arrondissements de Marseille. Un riverain de ce quartier en urbanisation constante interpelle deux élus. L’un est adjoint au maire de la ville, l’autre maire de secteur. Ils sont interrogés sur la possibilité de créer une piste piétonnière le long d’un de ses chemins étroits qui filent entre les murs hauts des anciennes bastides. En quelques années la circulation automobile a été multipliée ici par dix. Ce qui était une paisible invitation à la balade pagnolesque est aujourd’hui un enfer quotidien pour tout joggeur ou piéton s’aventurant sur cette piste sauvage.
Pour le riverain une solution semble possible à condition que les élus se saisissent du dossier. La question est alors : qui est responsable de la voierie. Les échanges tournent dès lors au jeu à trois cartes que l’on pratique clandestinement pour gratter quelques euros. Et au bonneteau, il y a plus souvent de perdants que de gagnants. Qui peut répondre à la question du riverain : la municipalité, la mairie de secteur, la métropole ? Au bout d’un heure de réunion s’impose une vérité : il est urgent d’attendre.
Cette reconnaissance claire des responsabilités ou des prérogatives des élus locaux a pourtant été un des arguments pour défendre, en 1982, la loi de décentralisation. Gaston Defferre alors ministre de l’Intérieur et toujours maire de Marseille faisait devant l’Assemblée nationale un constat : « dans tous les pays démocratiques, il a été fait droit au besoin de concertation, d’association, de participation au travail qui prépare les décisions concernant les citoyens dans tous les domaines : politique, administratif, social, culturel dans l’entreprise, le temps libre, la vie associative. Partout, un nouveau droit a été reconnu. Partout, pour y parvenir, la décentralisation est devenue la règle de vie. Partout, sauf en France. »
Eric Woerth sur la décentralisation : « de la lenteur, des loupés et une dispersion d’argent public »
Ce droit est désormais inscrit sur un parchemin républicain. L’exercer pleinement reste encore à démontrer. Eric Woerth a, dans le rapport que lui avait commandé en 2023 l’Elysée, rappelé un élément fondamental : « La décentralisation est avant tout un partage du pouvoir » entre l’État central et les élus locaux, entre pouvoir vertical et horizontal. Il déplora lorsqu’il rendit sa copie d’avoir observé une forme de « dilution du pouvoir », qui « induit de la lenteur, des loupés et une dispersion d’argent public. »
Ce faisant l’ancien élu LR estimait aussi qu’il était nécessaire de réformer les métropoles de Paris, Lyon et Marseille et d’évoquer l’abrogation de la loi PLM (Paris Lyon Marseille) en revenant au droit commun, c’est-à-dire au scrutin de liste qui désignerait directement le Premier magistrat de la ville. Woerth recommandait au passage la nécessité de réduire le nombre des conseillers municipaux. Paradoxalement, Benoît Payan (divers gauche) n’a pas dit non, quand Renaud Muselier et Martine Vassal (Renaissance) sont vent debout contre l’éventualité… imaginée dans leur camp.
Une vérité demeure cependant : combien de projets, de réalisations, de perspectives, d’espérances sont aujourd’hui victimes des « chicayas » entre les différents acteurs de ce que l’on appelle, comme si c’était une gourmandise, le « millefeuille territorial ». Personne dans les différentes formations politiques n’ignore pourtant l’urgence à agir. La ville de Marseille est ainsi endettée à plus d’un milliard d’euros, même si l’agence Fitch a reconnu un infléchissement louable de la politique conduite par Payan.
Une cité au délabrement continu comme le rappelle cruellement le procès de la Rue d’Aubagne qui débute. Une communauté qui s’inquiète d’une extrême pauvreté endémique et de ses corollaires, la violence ou le narcotrafic mais qui reste au stade des bonnes intentions affichées. Une population qui souffre du dérèglement climatique et d’une pollution stagnante. Une jeunesse qui malgré le verni d’une culture « boboïsée » doit chercher son salut hors des murs. Liste non exhaustive.
La situation politique nationale et l’état budgétaire du pays n’apportent pas de perspectives rassurantes et Marseille, qui avait un instant rêvé son futur en grand, devra faire face aux exigences du pouvoir parisien. Il prévoit cinq milliards d’euros de coupes budgétaires pour les grandes collectivités, dont 27 millions pour la seule cité phocéenne (55 millions pour les Bouches-du-Rhône et 22 millions pour la Métropole). Les élucubrations tragi-comiques du palais Bourbon déboucheront immanquablement sur un 49,3 qui confirmera ces sombres coupes claires.
L’enchevêtrement des compétences : coût de 7,5 milliards chaque année
D’autant qu’un Michel Barnier, même affaibli, peut s’appuyer pour mettre les grandes métropoles au pli sur un autre rapport, celui de Boris Ravignon, maire LR de Charleville-Mézières. Dans ces pages produites au printemps dernier et peu commentées pour cause de dissolution, on expliquait que l’enchevêtrement des compétences entre collectivités locales coûtait 7,5 milliards d’euros chaque année, soit 0,3% du PIB. Le rapport propose donc de clarifier les répartitions des compétences et les relations entre l’État et les collectivités. « Ce niveau de complexité préjudiciable » altère selon l’étude « la lisibilité de l’action publique ». On notera au passage l’élégance de l’euphémisme quand certains élus marseillais ou cadres en charge des affaires courantes parlent plutôt d’un « bordel absolu ».
Pour illustrer l’inanité du système quelques chiffres nationaux : le rapport de l’élu du Nord explique ainsi que « les coûts liés à la coordination entre les administrations exerçant conjointement une politique publique représentent 85% du coût annuel de l’enchevêtrement des compétences. Parmi les compétences dont le partage coûte le plus cher, l’enseignement (1,2 Md€), l’urbanisme (819,5 M€) et la voirie (566 M€). »
Un ancien Premier ministre, Michel Rocard, estimait que le devoir de tout politique était d’essayer de concilier « le réel et l’ambition ». C’est sans doute ce que déclare la gauche marseillaise lorsqu’elle continue de prôner « une ville plus juste, plus sûre et plus démocratique ». Et que vilipende Mme Vassal quand elle annonce d’abord « vouloir débarrasser la ville d’une bande de bras cassés » avec pour seul projet immédiat d’être « tactique » pour y arriver. Prolonger les réflexions sur la décentralisation et les aberrations d’une organisation métropolitaine attendra. Et les petits chemins resteront dans l’impasse.