Il est des semaines funestes où les événements se percutent (1). On aura ainsi subi, en ce début 2025, l’intrusion muette et néanmoins si bruyante, d’un Jean-Marie Le Pen. Il est venu post mortem, troubler les heures où la France du cœur s’apprêtait à commémorer les victimes en 2015 de l’obscurantisme, de la violence et du fanatisme.
Nous nous apprêtions une fois de plus à être Charlie. Même si la mort de celui qui a fondé, en 1971, avec des anciens SS et collabos, le Front National, aurait dû être, pour reprendre l’expression qu’il a lui-même sinistrement rendu célèbre, un « point de détail » de la grande Histoire. Elle fut l’ultime coup de poing de celui qui avait tant usé, 96 ans durant, de la force brutale pour faire avancer ses idées, ses obsessions, ses fantasmes.
Nos kiosques ont donc balbutié en vitrine leurs titres, hésitant entre nostalgie et nouvelle. Il fallait rappeler que des hommes et des femmes ont payé, il y a dix ans, par leur sang le droit de s’exprimer avec l’insolente liberté du rire. On devait aussi, information oblige, hisser au rang des faits qui comptent, le décès d’un « tyranosore ». Le Nouvel Obs affirmait du coup à sa Une « Le Pen : l’héritage empoisonné ». Mais à Marseille il n’est pas sûr que les héritiers de l’ancien para de la guerre d’Algérie partagent le qualificatif, eux qui ont fait, en quatre décennies, prospérer la petite boutique de leur mentor. Celui qui vendait encore dans les années 70, dans sa librairie parisienne, la prose des nostalgiques du IIIe Reich, a trouvé autour du Vieux Port, dans les années 80, l’élan qui manquait à son groupuscule. Il devançait ainsi à l’élection présidentielle de 1988 François Mitterrand (28,3 % au FN).
Le privilège de l’âge nous permet aussi d’exhumer des souvenirs d’une longue carrière, quelques moments de choix qui, pour anecdotiques qu’ils soient, racontent quel était ce personnage capable de remplir les tribunes de l’ancien stade vélodrome. Ou de faire déferler sur la Canebière une foule aussi dense que celle qui accompagnait, dans les années trente, les néo fascistes chers à un transfuge de la gauche, Simon Sabiani. Les deux hommes, le Corse et le Breton, se ressemblaient de fait et pas seulement parce que chacun d’eux était affublé d’un œil de verre. Ils avaient aimé, chacun à leur époque, faire la guerre, d’abord sur les champs de bataille puis dans les rues. Ils avaient le verbe haut et la réplique cinglante. Ils méprisaient la démocratie et ne détestaient pas s’encanailler.
Sabiani et Le Pen, c’était aussi le gout du morbide
Sabiani et Le Pen, c’était aussi le gout du morbide. Le premier qui avait vu partie de sa famille décimée lors de la Première guerre mondiale n’eut que fierté, lorsque son fils est tombé sur le front de l’Est dans les rangs de la Waffen SS Charlemagne. Le second, alors qu’il menait campagne à la fin des années 80 à Marseille, nous confia pour sa part avec son sourire carnassier une de ses marottes. Il recevait ce jour-là une maigre poignée de journalistes au siège du FN marseillais, place Sadi Carnot. Le Provençal dirigé par Ivan Levaï le censurait alors. Le Méridional, drivé par Michel Bassi qui soutenait Jean-Claude Gaudin, se faisait discret, car un de ses anciens éditorialistes, Gabriel Domenech, avait été élu député sous les couleurs de l’extrême droite. « Figurez-vous, nous expliqua Le Pen avant un glaçant éclat de rire, que j’ai acheté chez une antiquaire le crâne, décapité, de Sante Geronimo Caserio,l’assassin du président Sadi Carnot ! ». Comme on l’écrivait alors dans les gazettes pour seul commentaire « ambiance ! ».
Le Pen a longtemps hésité entre Nice et Marseille. La ville chère aux « cagoulards » (Ndlr : La Cagoule organisation fasciste était particulièrement dynamique dans les Alpes-Maritimes) avait sa préférence, mais la cité phocéenne fut un terreau plus fécond puisque le FN y compta son premier conseiller général, Jean Roussel, et quatre députés en 1986. Son aficion marseillais croyait dur comme croix de fer que Le Pen pouvait s’incruster durablement à Marseille. Il affronta le socialiste Marius Masse dans une circonscription où les gitans sédentarisés étaient nombreux. Conseiller par un avocat proche de cette communauté, il se rendit aux Sainte Maries de la Mer pour se mêler au pèlerinage traditionnel dédié aux saintes et particulièrement à Sara la noire. Cela ne manquait pas de sel et Manouches, Roms, Tsiganes et Gitans venus des quatre coins d’Europe furent passablement surpris de compter parmi eux ce vigoureux viking.
40 journalistes exfiltrés de la salle Vallier
Un incident interrompit cependant la campagne insolite de Le Pen. Voulant pénétrer dans l’église romane du XIIe siècle, où un prêtre ouvrier célébrait le baptême d’un petit gitan, le leader frontiste se fit repousser sans autre forme de procès. Après ce spectaculaire « vade retro » il fut interpellé par un journaliste anglais sur le parvis du lieu saint. « Vous n’avez pas honte M. Le Pen, ce sont des gens comme vous qui ont envoyé les Tsiganes dans les camps de concentration ! » Le Pen insulta l’intrus et son garde du corps, Freddy, distribua quelques coups de poing pour écarter les micros qui se tendaient. Mon enregistreur en fit les frais, mais une fois encore le FN démentit toute agression. Comme il le fera plus tard Salle Vallier ou une quarantaine de journalistes furent exfiltrés, après avoir subi les quolibets de la foule. Le Pen avait chauffé auparavant à blanc ses groupies, en s’en prenant, façon Trump aujourd’hui, aux professionnels des médias.
Il perdit cependant son pari marseillais repoussé dans la huitième circonscription en 1988 par Masse (43,57% au FN et 56,43% au PS). Depuis 1986 et un accord plus ou moins assumé avec Jean-Claude Gaudin, il espérait pourtant pouvoir compter sur l’appui des voix de droite. Le futur maire de Marseille trainera longtemps comme un boulet cette alliance contre nature, avec celui que ses admirateurs appelaient « le menhir ». Gaudin essaiera plus tard, piteusement, d’effacer cette tâche : « “Je ne voulais pas être l’otage du PS. Et, à Marseille, les hommes de Le Pen, je les connaissais par cœur : ils venaient tous de la droite”. »
Les mouches que le dessinateur Plantu lui colla aux fesses dans ses caricatures furent là pour lui rappeler qu’on ne « déjeune pas avec le diable même avec une longue cuillère ». Quant à Le Pen il remercia l’enfant de Mazargues avec le coup de pied de l’âne en le surnommant en 2009 « Ben Gaudin » alors qu’on l’interrogeait sur l’immigration. Il fut quoiqu’on en dise, plus conciliant avec Bernard Tapie même si ce dernier revendiquait d’avoir corrigé Le Pen sur les petits écrans. Une confrontation qui tourna au pugilat verbal comme en témoignait alors cette réplique à Tapie, du président du FN : « Vous êtes un pitre, Monsieur. Ne dites pas d’énormités. Et ne me menacez pas physiquement, il vous en cuirait ! ». Mais en coulisses les hommes négociaient. Ce sont in fine les communistes conduits par Guy Hermier qui barrèrent, en 1992, la voie du conseil régional au président de l’OM et au FN. « Nanard », avant d’être rattrapé par la justice, fut par contre élu, grâce au désistement du FN, député de Gardanne en 1993. Le Pen pouvait regagner son fief de Montretout, où il ne cesserait de décocher ses flèches empoisonnées à ses ennemis intimes.
Pierrette en soubrette dans Playboy
On donnera deux exemples pour illustrer son verbe plus inspiré par un Arlésien, Léon Daudet, violent pamphlétaire anti-Dreyfus, que par le Martégal, Charles Maurras, théoricien de l’Action Française. Bruno Mégret député de Vitrolles avant que son épouse ne s’installe dans le fauteuil de maire (1997-2002) aurait droit, en raison de sa petite taille, au charmant sobriquet de « Naboléon » pour avoir fait scission. Mégret pourtant se réconciliera avec Le Pen pour l’élection présidentielle de 2006, avant de trahir à nouveau le clan lepéniste au profit d’Eric Zemmour.
L’avocat marseillais Gilbert Collard, qui se revendiquait alors homme de gauche, se fit renommer quant à lui, « Me Connard » par le fondateur du FN, pour avoir assisté la première épouse de Le Pen lors d’un divorce mouvementé. L’ancien para ayant conseillé à Pierrette qu’il avait épousé en 1960, d’aller « faire des ménages », le plaideur marseillais racontait à l’envi qu’il avait organisé, en 1987, une séance de photos torrides où la maman de Marine, posait en soubrette dénudée à la une de Playboy. Collard, peu rancunier, est un de ceux qui vient de saluer lors de sa disparition en ce début d’année Jean-Marie Le Pen comme un « des derniers grands hommes politiques ».
Il n’a pas ajouté, comme Jany la dernière épouse de Jean-Marie, qu’il était aussi « d’une grande finesse » et « d’une grande culture » mais, comme beaucoup sans doute, Collard a été impressionné par ce baroudeur qui maniait parfaitement le subjonctif imparfait. Avant finalement que sa vie chaotique ne soit évoquée au passé simple.
(1) En ces temps insolites saluons aussi la disparition de la célèbre poissonnière du Vieux Port qui appelait toutes ses clientes « ma gâtée ». Elle déclara au 13h de TF1, à propos de l’affaire OM Valenciennes : « L’important à Marseille ce n’est pas de voler, c’est de ne pas se faire prendre ! » Une formule immortelle.