Dans un contexte où l’urgence climatique impose des choix concrets et structurants, comment transformer radicalement le secteur tertiaire tout en conservant qualité, accessibilité et efficacité ? C’est cette question qui était au coeur de la deuxième table-ronde au programme de la matinée de débats proposée par Engie et son directeur régional, Ludovic Parisot, mardi 3 juin à la Coque, à Marseille.
Après un large panneau sur l’état des lieux, architectes, urbanistes, promoteurs ou énergéticiens réunis pour l’occasion étaient cette fois invités en quelque sorte à passer à l’opérationnel, sans filtre, entre avancées concrètes et obstacles persistants, tous confrontés à un défi aussi technique que culturel : transformer les pratiques de construction et de rénovation sans renoncer à la qualité, à la rentabilité ni au confort d’usage.
L’enjeu est clair : basculer du discours à l’action. Architecte et urbaniste, directeur général d’EnvirobatBDM, Frédéric Corset plante d’emblée le décor avec un cadrage fondamental : « Décarbonation ne veut pas forcément dire confort, ni économies d’énergie, ni autonomie. Ça veut juste dire moins de carbone. Mais pour que ça ait un sens, il faut viser tout cela à la fois. » Dit autrement, la décarbonation ne signifie pas uniquement réduire la consommation énergétique. Elle n’implique pas non plus automatiquement autonomie, confort, ou baisse des factures. Elle vise une baisse nette des émissions de gaz à effet de serre, mais celle-ci ne peut être atteinte qu’en traitant simultanément plusieurs sujets : performance de l’enveloppe bâtie, qualité du pilotage énergétique, sobriété, usages adaptés, énergies renouvelables, etc.
Le tertiaire, un secteur au pied du mur
Le cœur du sujet, insiste-t-il, ce sont les bâtiments existants, qui constitueront encore l’essentiel du parc en 2050. Leur rénovation est donc la priorité absolue, loin devant la construction neuve : « Nos bâtiments de 2050, on les connaît déjà. Ils sont là. Il faut les rénover. ». Il alerte également sur les fausses bonnes solutions techniques. Une régulation mal paramétrée, une GTB (gestion technique du bâtiment) inefficace ou une isolation bâclée peuvent ruiner la performance énergétique théorique : « Il arrive régulièrement que des agents de maintenance ne connaissent même pas le mot de passe de la GTB. Le bâtiment se pilote tout seul… et il se pilote très mal. »
Dans le même ordre d’idée, Frédéric Corset pointe la surchauffe estivale, ignorée pendant des décennies : « Il y a fort à craindre qu’on remplace nos consommations d’hiver par des consommations estivales. » La question n’est plus seulement de chauffer, mais de rafraîchir de manière passive. Brise-soleils, ventilation naturelle, végétalisation, inertie thermique sont autant de leviers pour limiter le recours à la climatisation.
Les professionnels du tertiaire face aux limites structurelles
Eric Gatineau, directeur immobilier et grands projets chez Eiffage met en évidence un déséquilibre fondamental : alors que les surcoûts de performance énergétique pouvaient être amortis par des économies d’usage, ce lien n’existe pas encore pour le carbone. La construction bas carbone est aujourd’hui plus coûteuse sans retour immédiat pour l’utilisateur – sauf via une fiscalité carbone qui n’est pas encore en place : « Ce n’est pas parce que je vais vous faire un bâtiment extrêmement performant au niveau carbone que vous allez accepter de le payer plus cher. Il n’y a pas cette relation directe de cause à effet entre la dépense et la recette », schématise-t-il.
Autre bouleversement : l’émergence d’un “thermomètre carbone” permanent, l’indicateur IC Construction, qui oblige architectes et ingénieurs à co-concevoir des bâtiments tout en surveillant en continu leur « poids » carbone, « un nouveau métier à part entière ». Cela bouleverse les habitudes, oblige à faire des choix structurels différents (ex : remplacer le béton par du bois), parfois au détriment de l’optimisation économique : « Peut-être que je vais perdre un étage, et donc mon projet ne fonctionne plus du tout. »
Syndrôme du prototype…
Même son de cloche chez Arnaud Bastide, président de la Fédération des promoteurs immobiliers de Provence, qui dénonce le « syndrome du prototype ». Pour lui, les projets décarbonés sont encore aujourd’hui trop isolés et expérimentaux. « Chaque opération ne peut pas être une pièce de haute couture. Il faut de la massification. »
Or, tant que les filières industrielles ne seront pas matures et que les coûts ne seront pas maîtrisés, la massification de bâtiments bas carbone restera inaccessible à la majorité. Il faut industrialiser et démocratiser la décarbonation pour qu’elle devienne un standard, pas un luxe : « Si elle n’est accessible qu’à une élite, on a tout perdu. »
… et attente d’un cadre fiscal plus incitatif
Ce qu’il manque ? L’attente d’un cadre fiscal plus incitatif, notamment une taxe carbone, comme ose l’évoquer Hervé Gatineau : « Le jour où il y aura la contrainte, comme par magie, on trouvera les bonnes ressources. »
Un cheval de bataille pour Ludovic Parisot, le patron régional d’Engie, qui estime lui aussi qu’il faudra un jour un prix du carbone à la hauteur du défi. « Tant que le prix de la tonne carbone n’aura pas évolué significativement, on restera dans l’expérimental », déplore-t-il. Car sans incitation forte, l’effort restera trop inégal. L’histoire l’a montré : parfois, une simple réglementation bien calibrée suffit à faire basculer tout un secteur.
L’ingénierie énergétique ou la nécessité du « sur-mesure »
Face à ces manques, ou ces limites, Pierre Germain, directeur du développement à Engie Sud, détaille la double approche nécessaire : concevoir des systèmes énergétiques sur mesure pour les projets neufs et rénover efficacement le parc existant. « À chaque situation, on doit réinventer la solution énergétique. On regarde les ressources locales et on construit le système le plus vertueux techniquement et économiquement. »
Un exemple ? « Sur un projet dans le Rhône, on a mutualisé l’énergie entre deux zones, alimentées par la thalassothermie. Cela permet une solution stable, locale, durable. » L’enjeu, effectivement : stabiliser les factures d’énergie, réduire les consommations et intégrer des solutions décarbonées (géothermie, solaire, chaleur fatale…).
Pour l’énergéticien, la solution énergétique doit être co-construite, projet par projet. « À chaque situation, il faut repenser la chose. Ce n’est jamais du clé-en-main. » L’objectif ? « Créer un équilibre entre performance carbone et viabilité économique pour l’usager final. »
Il souligne aussi la responsabilité du secteur privé, souvent en retard sur la rénovation : « Le patrimoine tertiaire, c’est 44 % des consommations énergétiques nationales. Il faut s’y attaquer. »
Les petites communes, un gisement de transition encore largement inexploité
Patrick Berardi, directeur général de la toute jeune SPL Énergie de Provence pointe, lui, un marché encore largement inexploité : les petites villes ou villages, qui peuvent, selon lui, « devenir moteurs de la décarbonation à condition d’avoir le bon accompagnement. »
Fondée début 2025 par le Département et la Métropole, la SPL espère ainsi combler un vide structurel, et démontrer que la transition n’est pas réservée aux grandes métropoles. Son statut lui permet de travailler sans mise en concurrence, facilitant ainsi des démarches autrement complexes. Objectif : agir comme « accélérateur de projets » photovoltaïques ou de réseaux de chaleur, de l’ingénierie au financement. « On investit, on conçoit, on construit et on exploite. Les communes n’ont rien à gérer. »
À ses yeux, il y a un gisement de développement encore inexploité : « En Bretagne, des communes de quelques milliers d’habitants ont déjà des réseaux de chaleur rentables. »
L’architecture en mutation : rendre désirable la décarbonation
Marie Marcou, architectecte (Bluma Architecture), livre un témoignage fort sur l’évolution de son métier : « On ne peut plus travailler en 2025 comme en 2012. » Elle identifie deux axes essentiels : la montée en compétence et la co-conception avec les ingénieurs.
Désormais, les projets se co-conçoivent dès l’origine, avec une approche globale mêlant performance énergétique, impact carbone, usage, et intégration territoriale. « Il faut maîtriser les indicateurs carbone pour garder la cohérence de son projet architectural. » Mais, loin d’une contrainte, elle décrit cette mutation, exemples à l’appui, comme une opportunité : « On passe d’une approche passive, où on attendait le retour du bureau d’études, à une approche proactive et globale. »
Pour elle, l’architecte n’est plus créateur solitaire mais chef d’orchestre, animateur de filières, médiateur de savoirs, garant de sens. Il doit « rendre la décarbonation désirable ».
Construire la ville de demain : un chantier systémique
Ce qui se dessine, ce n’est pas seulement un nouveau modèle technique. C’est une révolution culturelle et collective, qui convoque tous les acteurs : concepteurs, maîtres d’ouvrage, industriels, collectivités, usagers. Un chantier immense, mais vital.
« Faire un bâtiment parfait au milieu de nulle part n’a aucun sens si tous les usagers doivent y venir en voiture. La décarbonation du bâtiment passe aussi par son intégration dans la ville, par sa desserte, par ses usages », rappelle très justement François Gemenne, co-auteur du 6e rapport du Giec, appelé à synthétiser les débats.
Lequel appelle ainsi à un travail collectif : « Ce que j’ai apprécié ici, c’est qu’on fait dialoguer ceux qui construisent, ceux qui fournissent l’énergie, ceux qui aménagent les villes et ceux qui les habitent. » Il ne s’agit plus seulement de faire autrement, il s’agit de faire ensemble.
Et d’imaginer un avenir où « les cantines d’entreprise deviennent des restaurants le soir, les amphithéâtres des lieux de concert. » Car, conclut-il, « la décarbonation du tertiaire, c’est aussi l’invention de la ville de demain. »
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