Ce matin-là, propice à la méditation paresseuse, me calait derrière un café serré. Hélas une machine infernale troublait vite ces secondes à peine entamées. Un engin à broyer des branches que manipulaient quelques équilibristes chargés d’élaguer les tilleuls fatigués de l’avenue du Prado. Je profitai de l’occasion pour interpeller un de ces spécialistes. Une lourde ramure menaçait de choir en effet quelques centaines de mètres plus loin. « Pas de problème » répondit l’homme casqué et harnaché, « on va passer ». Ce futur immédiat me rassurait sauf qu’il ne l’était pas. Heureusement, dix jours plus tard, le danger était écarté. Retour donc à mon point de départ, cette place Castellane qui résume à elle seule bien des tourments marseillais mais qui, nous assure une communication active de la Métropole, va se métamorphoser en bijou urbain. « Pas de problème » donc.
Place Castellane imaginée en Porte de Rome par Louis XIV
Elle fut, rappelons-le, imaginée en « porte de Rome » par le roi Louis XIV qui souhaitait l’aligner sur la porte d’Aix. On prolongea donc la rue de Rome de la Préfecture à l’actuelle place. C’est le Marquis Henri-César de Castellane-Majastre qui fit don, plus tard en 1774, du terrain. Il finança aussi les premiers travaux d’aménagement, dont une fontaine. En 1811 pour célébrer la naissance du fils de l’empereur Napoléon, on érigea l’obélisque qu’on déportera un siècle plus tard jusqu’au rond-point de Mazargues.
Il était alors grand temps de donner à ce lieu stratégique un chef d’œuvre qui assure son prestige. Ce fut l’actuelle fontaine monumentale dont le Marseillais Jules Cantini, qui lui a donné son nom, imposa le marbre de Carrare. L’artiste Toulonnais André Allar l’embellit de ses œuvres. Il y célébrait notamment l’eau, de la Méditerranée au Rhône, en passant par la Durance et le Verdon. Au sommet de sa lourde colonne une statue altière, représentant la ville de Marseille, regarde la cité à l’instar de la Bonne Mère. Le sculpteur s’inspira entre autres pour réaliser cette opulente fresque de la célèbre fontaine de Trévi, chef-d’œuvre baroque qui trône au cœur de Rome.
Place Castellane, un point nodal de Marseille et son perpétuel tellurisme
Voilà donc pour l’histoire de la place Castellane qui se prolonge au présent avec les travaux colossaux chargés de redonner son lustre à ce point nodal vers lequel converge, via les rues, le métro et le tramway, tout ce qui fait de Marseille sa singulière complexité, son indéfinissable identité, son perpétuel tellurisme. Ce sont en conséquence autant de questions qui s’ouvrent, alors que le chantier touchera à sa fin avec l’année.
La Métropole présidée par Martine Vassal a joué un rôle décisif pour l’émergence de ce projet qui induit le prolongement de la ligne 3 du tramway, au Nord et au Sud, pour un coût global estimé à 580 millions. La ville dirigée par Benoît Payan et l’Etat y prennent leur part. Ils assumeront notamment la rénovation de la fontaine Cantini pour une somme qui dépasse les 700 000 euros. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes communautaires. A quelques détails près.
Les écologistes ont ainsi dégainé la critique d’une minéralité outrancière du nouvel espace avec ses 300 000 pavés. Certes le projet inclut une végétalisation partielle avec une quarantaine de micocouliers dont la maturité est généralement fixée à cinq ou dix ans. On a même entendu un commerçant nostalgique de l’ombre chiche que produisaient naguère quelques palmiers malingres et asséchés. D’autres ont dénoncé l’absence, dans la trame circulatoire, de voie réservée aux cyclistes.
Les futurs usagers s’interrogent pour leur part sur comment garantir la propreté de ce vaste espace où les déchets alimentaires mêlés à l’huile des carburateurs des deux-roues, ont déjà souillé partie du bel ouvrage réalisé par des ouvriers sourcilleux.
On est interpellé aussi par l’anarchie architecturale qu’on a laissé s’installer au fil du temps tout autour de cette place Castellane emblématique sans aucune cohérence. Ici un soupçon d’Haussmann dont un superbe bâtiment et sa belle rotonde, là une touche d’immeuble marseillais, ses fenêtres étroites perçant chaque étage et une terrasse bricolée au sommet, un peu plus loin du « néo post-moderne » avec façade vitrée. Et puis une verrue avec un ancien cinéma d’art et d’essai à l’abandon ou encore ce coin de rue qui l’affiche bien en rez-de-chaussée et s’achève en quasi bidonville au dernier étage… sans doute quelque absence des responsables des Bâtiments de France.
La Paupière d’Ora-ïto, un banc de 102 mètres de long
Autre question qui pointe le bout de sa langue de vipère. Que va-t-on faire avec les SDF – une quarantaine – qui noient dans ce quartier dès le matin leur désespérance à coup de bière forte, font la manche sans conviction, où affalent leurs corps abimés à même la chaussée ? Leur misère est aussi exponentielle que leur nombre. Un refuge de pierre de 102 mètres de long leur est promis. Un banc à la manière de celui qui court sur la corniche Kennedy que l’artiste Ora-ïto a baptisé en raison de sa sinuosité « La Paupière ». C’est le regard oblique des passants honnêtes que devront affronter les paumés qui s’y poseront… si on leur en laisse le loisir.
On attend aussi la nouvelle tenue des brasseries, restaurants et autres métiers de bouche qui vont entamer un nouveau bail. On rêve d’une rentrée un peu plus classe, même si l’on se souvient de quelques bouges infâmes et de ces employées inquiètes déversant régulièrement l’huile usée de cuisine dans une poubelle géante saturée.
On s’interroge enfin sur un miracle annoncé : quatre à six voies côté boulevard Baille, l’identique côté avenue du Prado, vont confluer sur un goulot d’étranglement de deux voies où piétons et tramway seront prioritaires. Si la vitesse constatée sur ces deux artères reste à l’identique, il faudra se tourner vers Notre Dame de la Garde pour implorer sa protection.
Mais comme le dirait mon élagueur, « pas de problème » les élus de la Ville et de la Métropole vont se concerter… comme à leur habitude. Bon, finissons sur une note d’espoir. En longeant le chantier un soir dernier, j’ai cru percevoir un grillon au milieu de l’espace minéral tant vilipendé par les écolos. Sous les pavés un chant.