La pandémie a imposé pendant un semestre aux établissements supérieurs l’apprentissage accéléré de la distance et de l’interactivité numérique. Enseignement, examens, concours ont été révisés. Le ministère souhaite profiter de cette acculturation précipitée pour engager le monde universitaire vers une mutation numérique. Les doyens des facultés de droit et science éco freinent des deux pieds. « Il est inconcevable de basculer dans une Université numérique fantasmée par certains depuis des années, qui trouvent dans la crise du Covid-19 le moyen commode de réaliser une chimère » déclare la Conférence des doyens des Facultés de droit et de science politique le 5 juin dernier.
Pierre Batteau ingénieur, économiste et chercheur à l’IAE, et Nathalie Boutin, consultante, décryptent pour les lecteurs de Gomet’ ce que sont les enjeux du numérique pour l’enseignement supérieur. Et ils mettent en garde : « Il se pourrait qu’après mille ans de domination dans ce métier et parvenue au sommet de sa gloire, l’institution la plus stable et la plus recherchée dans le monde, l’université, ne joue plus qu’un rôle amoindri dans l’enseignement supérieur à la fin de ce siècle. »
Certaines activités sociales et économiques relèvent essentiellement d’opérateurs locaux. Elles se tiennent dans un lieu géographique, une ville par exemple, et sont protégées des concurrents extérieurs aussi longtemps que ceux-ci encourent des coûts substantiels d’installation et de déplacement pour venir les défier. Ce fut longtemps le cas des commerces urbains, des librairies, des taxis, des hôtels, des restaurants, de la presse écrite locale, des musées etc. Mais les barrières deviennent précaires lorsqu’une technologie envahit la planète pour casser l’avantage séculaire de l’opérateur local sur l’opérateur distant. En peu de temps, toutes les activités d’une cité sont alors mises à mal. Leurs bourreaux s’appellent aujourd’hui Uber, Airbnb, Amazon, Google news, mais d’autres affûtent déjà leur hache.
Les universités, dont l’activité d’enseignement consiste à délivrer de la parole et à la discuter dans des lieux dédiés, sont typiquement des acteurs locaux. Le Muséum d’Alexandrie, il y a 2 500 ans, l’Académie de Platon, l’université d’Oxford (« le gué aux bœufs »), celle de Cambridge (« le pont de la rivière Cam »), l’université de Toulouse et celle d’Aix Marseille sont des acteurs locaux qui déroulent leur activité d’enseignement, dans leur habitat d’origine, depuis des décennies sinon des siècles.
Pourraient-elles alors être concernées, et de quelle façon, par la chute de la protection locale qu’induit le développement massif des technologies de la communication ? Pourraient-elles avoir à faire face un jour à un émule d’Uber qui leur disputerait les clientèles locales ?
L’université a mondialisé ses publics, mais en restant chez elle sur le modèle du tourisme !
On objectera qu’à la différence de nombreuses activités locales, l’université est un acteur qui accueille des publics nationaux et internationaux et qu’elle est déjà aux prises avec des concurrents planétaires en matière de recherche. Certes ! Mais sa capacité exportatrice repose sur le même modèle que le tourisme qui vise à canaliser des publics venus d’ailleurs vers un service produit localement. Au-delà du contexte local, les universités vont chasser hors de leurs terres, dans leur propre espace national ou fédéral et très souvent à l’étranger. Elles attirent ainsi des étudiants qui font leur choix sur quatre critères : (1) la langue, (2) la réputation et le prestige, (3) la localisation géographique et (4) le coût des études.
Plus sa réputation est élevée (par exemple par le classement de Shanghai) et plus elle recevra de candidatures venant d’ailleurs, plus elle sera sélective et plus elle maintiendra son prestige, alors que les universités moins bien classées viseront de façon dominante un public local. Harvard à Boston attirera toujours plus de non-résidents du Massachussetts que Boston College, comme Venise recevra toujours plus de touristes que Naples ou Turin. Mais aux États-Unis, il y a toujours plusieurs universités et collèges par grande ville, certaines très sélectives et poursuivant une stratégie internationale, d’autres non sélectives et offrant un service public local. En France, mis à part Paris où le privilège de la sélectivité appartient essentiellement aux grandes écoles, chaque université dans sa région doit à la fois dérouler une stratégie internationale et assurer le service public local. Cette compétition interne entre deux types de publics est souvent difficile à gérer, en période de Covid en particulier.
Les universités françaises sont bien placées sur l’un des quatre facteurs concurrentiels : les droits d’inscription
Pour attirer des étudiants étrangers et accroître leur rayonnement, les universités françaises sont bien placées sur l’un des quatre facteurs concurrentiels : les droits d’inscription (avantage cependant menacé). La localisation est un autre facteur considéré : les étudiants à Paris ou à Nanterre ont plus de mal à se loger à prix raisonnable que ceux de l’université du Mans ou de Brest. Mais, que l’université soit prestigieuse ou modeste, coûteuse ou bon marché, installée sous le soleil ou dans la brume, elle reste enracinée dans son terroir et y accueille les étudiants étrangers de tous horizons. Ce recours aux étudiants étrangers accueillis sur le site a façonné depuis un demi-siècle l’architecture de l’édifice “LMD” de nombre d’universités européennes et anglo-saxonnes :
- Les studios de l’étage D (Doctorat) vivent sur une présence très significative d’étrangers (30 % à Aix Marseille)
- Ceux de l’étage M (Master) aussi, mais dans une moindre proportion.
- L’étage L (Licence) est occupé essentiellement par des étudiants locaux dans la plupart des disciplines.
Ces deux derniers niveaux, sont aussi alimentés par les échanges et des doubles diplômes. La structure de l’accueil des étudiants étrangers dans les universités anglaises et françaises et, dans une moindre mesure des autres européennes, conserve encore fortement la mémoire des grands empires coloniaux des XIXe et XXe siècles. Pour combien de temps encore ? Quand la source non-locale se tarit c’est l’édifice entier qui chancelle.
À Aix Marseille l’IAE, école de management de l’université, reçoit en master des étudiants de cinquante nationalités différentes et la moitié de ses doctorants sont étrangers. Ce succès tient à un positionnement équilibré sur les quatre facteurs précités : un enseignement bilingue, un coût modéré des études en France, une localisation plutôt agréable sur la façade méditerranéenne avec un aéroport international et une gare de TGV à moins d’une demi-heure, et une réputation assurée par les classements européens d’écoles et par un label international envié (« EQUIS ») fièrement arboré sur le site web et dans les forums. Mais le droit à dérouler ce mantra s’obtient au prix d’un effort continu de tous les membres de l’institution, car si le label est retiré lors du renouvellement quinquennal, on sait que les étudiants étrangers disparaissent, à l’exception de ceux de quelques pays francophones méditerranéens.
Le corps professoral des universités chinoises comporte un grand nombre de docteurs formés aux États-Unis ou en Europe
En Europe et aux États-Unis, après quatre décennies de forte progression, l’effectif d’étudiants étrangers en master et doctorat stagne ou décroît alors qu’au niveau mondial le cycle L (Licence ou bachelor), c’est-à-dire le vivier qui les alimente, croit fortement. En Angleterre, les meilleures universités du groupe Russel enregistrent depuis deux ans des baisses sensibles de candidatures au niveau doctoral et dans certains masters. En France, les candidats étrangers en doctorat sont en recul sensible depuis trois ans. Ce phénomène tient en partie aux mesures restrictives d’accueil des étrangers qui fleurissent des deux côtés de l’Atlantique, mais il est aussi lié à la croissance d’une offre universitaire alternative dans les pays dits « émergents », renforcée et sécurisée par des corps professoraux formés dans les pays émergés. Le corps professoral des grandes universités chinoises aujourd’hui comporte un nombre important de docteurs formés aux États-Unis ou en Europe, qui tout naturellement forment à leur tour des enseignants-chercheurs chez eux. C’est depuis longtemps le cas en Inde où l’on forme aujourd’hui les meilleurs informaticiens. Pour la formation au management, le label EQUIS est accordé depuis une dizaine d’années essentiellement à des écoles et universités hors Europe, indiquant une élévation rapide de la qualité de l’enseignement et des équipements dans ces pays.
Dans les années 1970 un phénomène similaire s’était produit en Europe dans les disciplines des auteurs de ce texte (sciences de gestion et management). À la fin des années 1960, la France n’avait pas d’enseignants-chercheurs permanents dans ce secteur. HEC et l’ESSEC et de manière générale les grandes écoles qui forment des futurs managers disposaient de très peu d’enseignants-chercheurs, docteurs permanents et la spécialité n’existait même pas comme telle dans l’université française. Les Européens ont alors envoyé pendant la décennie 1970 des centaines de nationaux se former aux États-Unis (MBA, doctorat et ou post-docs) et à leur retour ceux-ci ont fondé ou accéléré le développement de ces disciplines dans leur alma mater nationalité et ont dirigé les premiers doctorats de leur pays.