L’interactivité entre étudiants n’est en fait pratiquée qu’en dehors des cours
Un problème plus sérieux est celui de l’interactivité. Il est des disciplines où l’enseignement est très peu interactif : il n’est attendu des étudiants, assis en rang de sorte qu’ils ne peuvent mutuellement se voir, que l’écoute attentive de la personne qui officie sur l’estrade. Pour certains cours magistraux, les étudiants gagneraient certainement à écouter les meilleurs enseignants de la discipline ou les plus pédagogues, de la place ou d’ailleurs, en direct ou en différé au meilleur moment de l’écoute. Les « travaux dirigés » sont censés permettre aux étudiants de relire leurs notes, d’obtenir des explications, et ainsi de retenir un peu plus du contenu de la leçon magistrale. Mais lors des TD (travaux dirigés), qui dans beaucoup de cas ne sont plus que des cours à plus faible effectif, l’interactivité entre étudiants dans certaines disciplines demeure quasi inexistante ou faible avec le professeur. Ici aussi l’écoute d’un exposé peut se faire à distance et on peut imaginer une myriade de formules hybrides. Dans d’autres cas, les TD sont plus interactifs. Mais usuellement l’interactivité entre étudiants, celle qui contribue aussi à leur communiquer une personnalité et une identité propres, n’est en fait pratiquée qu’en dehors des cours (pauses, cafétéria, sport, événements etc.). Dans les sciences physiques et naturelles, l’interaction s’effectue aussi via l’expérimentation, dans les travaux pratiques en labo, dans le travail sur le terrain, et dans l’observation, activités pas toujours faciles à mettre en ligne, mais possibles dans certains cas.
Dans d’autres disciplines au contraire, l’interactivité a été érigée en mode d’apprentissage principal depuis longtemps. Le travail interactif en petits groupes d’étudiants est né en France vers 1965 avec la vague des GTU (« groupes de travail universitaire ») en réaction à l’enseignement traditionnel trop focalisé sur le cours magistral et ce mouvement a préparé la grande révolte de 1968 contre le « mandarinat » des professeurs et la parole à sens unique. À la Business School d’Harvard, sorte de Mecque de l’enseignement des sciences du management (4) une nouvelle façon de former des décideurs a été initiée dans les années 1950 avec des cours qui prennent la forme de discussions interactives de cas de situations décisionnelles. Ces discussions ont lieu en amphi (d’architecture pensée pour l’exercice) réunissant une centaine de personnes. L’exposé écrit du cas doit être obligatoirement lu et étudié individuellement puis discuté en petits groupes avant la séance plénière. L’Évangile de la « méthode des cas » a ainsi été propagé dans toutes les business schools du monde (importé à l’IAE d’Aix en 1956), et bien que régulièrement remis en cause il demeure la pratique, souvent dominante, des écoles de management les plus prestigieuses. En parcourant leurs locaux, on y voit de très nombreuses petites salles de groupe de 5 à 7 personnes aménagées spécifiquement pour la discussion des cas.
Le présentiel est pour une large part irremplaçable même si…
Dans d’autres disciplines, par exemple en psychosociologie, l’interactivité figure dans l’ADN de nombre d’enseignants-chercheurs et l’on y voit plus souvent des salles de cours avec des tables disposées en désordre ou en carré, et non alignées en rangs comme cela se voit le plus souvent dans les salles de cours des facultés françaises. On observera, dans certaines composantes de l’université d’Aix Marseille où l’interactivité est nécessaire, la présence fréquente de ces salles en carré ou d’amphis semi-circulaires avec circulation aisée pour que les étudiants puissent se déplacer. Ces dispositions témoignent du plus ou moins fort besoin d’interactivité intracours selon les disciplines. Pour les disciplines rompues à l’interactivité en cours et pour leurs enseignants entraînés à une interactivité de face-à-face, la transposition au mode distant demeure un défi, mais l’expérience pendant le confinement a montré la capacité des acteurs à le relever, car ils sont déjà entrepris de se former à ces pratiques depuis longtemps.
Il demeure l’interactivité de site, celle qui se vit dans la rencontre physique et le face-à-face, et au travers desquels se transfèrent de la connaissance et de l’expérience, et bien d’autres choses encore que l’on nomme convivialité ou communication non-verbale (empathie, admiration réciproque, prise de risque, admonestation, encouragements, reconnaissance, amitié etc.) tous sentiments plus difficiles à communiquer et à échanger à distance. Aucun universitaire au monde ne veut s’en écarter complètement. Enseignants et étudiants ont besoin de ce face-à-face à un moment ou à un autre, comme le footballeur a besoin dans le stade du public avec lequel il communie. Le présentiel est pour une large part irremplaçable même si des recherches interdisciplinaires sur la reproduction de la convivialité en ligne se développent dans de nombreux laboratoires. Les générations futures, entraînées dès l’enfance, s’adapteront probablement avec plus d’aisance au distanciel mais l’art futur résidera dans des formules hybrides qu’il faut inventer dès aujourd’hui.
Conclusion
Les universitaires, en Europe en particulier, doivent à présent mettent en haut de l’agenda, leurs projets d’enseignement interactif distant et de manière plus générale leurs stratégies de transition vers un monde digitalisé et artificialisé pour la transmission des connaissances et la formation. L’avertissement du COVID est sérieux : s’ils omettaient de le faire, il se pourrait qu’après mille ans de domination dans ce métier et parvenue au sommet de sa gloire l’institution la plus stable et la plus recherchée dans le monde, l’université, ne joue plus qu’un rôle amoindri dans l’enseignement supérieur à la fin de ce siècle.
Nathalie Boutin, diplômée de l’IAE, est consultante indépendante. Elle a soutenu en 2018 une thèse interdisciplinaire sur le management de la biodiversité, ouvrage qui a reçu en 2019 le prix de l’université (en sciences économiques et gestion) et celui d’une association académique de management public. Auparavant, elle avait effectué une carrière d’une vingtaine d’années dans des fonctions de managers dans les secteurs privé et associatif. Sa spécialité porte sur le management des questions environnementales et de l’écologie.
Pierre Batteau, ingénieur INSA-Lyon, diplômé IAE, puis docteur de l’Université de Northwestern à Chicago est professeur émérite à Aix Marseille université et enseignant-chercheur à l’IAE d’Aix. Il a dirigé l’IAE dans les années 1980, a siégé à maintes reprises dans les conseils d’université d’Aix Marseille et au comité national des universités. Il a dirigé l’école doctorale des sciences économiques et de gestion. Il a présidé plusieurs associations internationales pour la formation des professeurs et chercheurs d’écoles de management d’Europe, des États-Unis et Asie. Sa spécialité est l’économie et la finance.
(1) L’université John Hopkins qui a attiré l’attention en effectuant sur son site un suivi quotidien de la pandémie, y a perdu plus de 300 millions de dollars.
(2) Il y a en France environ deux fois plus de chercheurs dans les entreprises que dans le secteur public. Pour illustration, comment une entreprise privée telle que SpaceX en Californie pourrait-elle mettre cinquante satellites en orbite simultanément, récupérer les lanceurs, envoyer des astronautes dans la station spatiale, et préparer un projet vers Mars, sans se reposer sur des centaines de chercheurs de très haut niveau en son sein ?
(3) L’utilisation de réseaux à grande échelle était courante dans la recherche dès le début des années 1980
(4) Lors de la vague déclenchée au début des années 1970 par l’Académie Française contre l’invasion de mots anglo-saxons, le ministère de l’éducation a prudemment choisi de nommer officiellement la discipline « sciences de gestion », et c’est la mention qui apparait sur les diplômes universitaires et dans les CV. Malheureusement le mot « gestion » est incompréhensible par les non francophones, alors que l’Académie a voulu ignorer que « management » est le vieux mot français ménagement (qui se prononce exactement comme en Anglais ) et que l’on retrouve dans « aménagement », et que n’importe quel interlocuteur au monde reconnait quel que soit sa langue.
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