D’ici 2050, l’Europe aura perdu une grande partie de son influence à l’étranger dans la production d’universitaires et de chercheurs
La France, à l’instigation du Premier ministre d’alors, a doté une fondation (FNEGE) qui a financé près de 300 formations aux États-Unis. Il y avait en France en 1980 moins de 40 professeurs spécifiquement estampillés « sciences de gestion » et moins de 150 maîtres de conférences, dont beaucoup de retour des USA. Aujourd’hui, il y a en France dans l’enseignement public plus de 2 000 enseignants-chercheurs docteurs dans la spécialité (50 % de femmes), incluant près de 400 professeurs et 1 400 maîtres de conférences, la majorité d’entre eux engendrée en première et deuxième descendances à partir du cheptel initial. Cette force d’intervention permet de délivrer de l’ordre de 350 doctorats par an (dont au moins un tiers d’étrangers) et de diplômer chaque année près de 100 000 étudiants dans ces spécialités (universités et IUT). Les grandes écoles commerciales parisiennes (HEC, ESSEC, ESCP, INSEAD) entretiennent près de 600 enseignants-chercheurs, docteurs, permanents dont certains supervisent aussi des doctorats. Il n’est donc plus indispensable en France de recourir aux États-Unis pour former des professeurs dans cette spécialité et l’on y reçoit à présent des étudiants américains.
De la même manière, d’ici 2050, si la tendance globale persiste, l’Europe aura perdu une grande partie de son influence à l’étranger dans la production d’universitaires et de chercheurs. Le même phénomène de transfert est en cours en Asie orientale et centrale, en Amérique sur Sud, au Moyen Orient, en Afrique du Nord, et il est en train de décoller en Afrique avec des étudiants formés en Chine. Certes les étudiants chinois représentent encore une manne substantielle pour les meilleures universités nord-américaines et européennes mais leur croissance se termine car, dans toutes les disciplines de sciences physiques et de la nature et dans l’ingénierie, les universités chinoises disposent déjà d’équipements et de professeurs qui sont équivalents sinon supérieurs à ceux de leurs concurrentes du vieux monde.
Au quart de ce siècle entre 2025 et 2030, il ne sera pas surprenant de voir chaque pays s’être doté d’une force nationale d’enseignement « tertiaire » (supérieur), dans les sciences de la matière et de la vie, l’ingénierie, les sciences économiques, le droit, et certaines sciences sociales pour former ses élites et répondre aussi à la demande d’une reconnaissance sociale par les diplômes et les titres par sa population. Seules pourront peut-être résister à ces transferts les humanités, assez mal vues dans certains grands pays comme la Chine, le Japon, ou la Turquie.
Le Covid invite à méditer sur la transformation profonde qui se prépare
Bien que les universités se soient mondialisées, elles ont jusqu’à présent préservé une identité fondée sur leur localisation. Mais c’est là que le Covid-19 entre en scène. En forçant de façon simultanée des milliers d’universités sur tous les continents à expérimenter à grande échelle la transmission de la connaissance hors des lieux habituels de l’exercice, la pandémie invite les universitaires et leurs leaders à méditer sur la transformation profonde qui se prépare dans leur institution et leur métier. De plus, en bloquant brutalement la circulation internationale des étudiants, le Covid-19 a jeté le trouble jusque chez les plus prestigieuses. Au-delà de la perte d’étudiants étrangers, ne sont-elles pas menacées à terme par une autre hémorragie ? Celles d’étudiants locaux qui pourraient dans le futur, arbitrer entre de nouvelles options sur les quatre critères, en préférant, au moins partiellement, le distanciel au présentiel.
Ce coup de semonce n’est pas une vue de l’esprit et, d’ores et déjà aux États-Unis, un bon tiers des universités centrées sur des publics locaux ou de courte distance est gravement menacé (1). En effet dans ce pays où les études sont payantes, la formation supérieure à distance par de nouvelles institutions hors universités, en activité ou en création, se dessine comme une alternative aux « collèges » (premier cycle). De plus, le « modèle de vie » à deux périodes consécutives séparées, (période de formation sans expérience suivie de la période active en emploi), qui est encore dominant en France, ne l’est pas outre-Atlantique et dans de nombreux pays. Beaucoup de jeunes sortis de high-schools (lycées) vont travailler directement puis se remettent aux études, à plein temps, en alternance, ou à temps partiel après quelques années d’exercice professionnel. Cette évolution commence à gagner la France, malgré le culte du « concours » passé très jeune et qui donne accès à des postes à vie et requiert donc une formation préalable complète et dense.
L’université : victime future de son succès mondial ?
L’institution universitaire est aujourd’hui au faîte de son histoire : elle a grandi et prospéré partout malgré les bouleversements politiques et économiques, les guerres, les épidémies et les rivalités de continents, car elle correspond à une aspiration universelle. L’accès à l’université est un rêve commun à l’espèce qui se reflète dans la progression impressionnante du nombre d’étudiants depuis le début du millénaire. Lors des remises de diplômes ou des soutenances de thèses auxquelles nous assistons, la première pensée de tous les impétrants, qu’ils soient nationaux ou venus d’Afrique, d’Asie, ou du Moyen-Orient, est généralement adressée à leurs parents qui en conçoivent eux-mêmes une grande fierté car ils n’ont pas eu la chance dans leur immense majorité d’atteindre le niveau de leur fils ou de leur fille.
Il faut avoir en tête la dimension de ce rêve : il y a déjà en 2020 environ 230 millions d’étudiants en cours d’études supérieures (enseignement dit « tertiaire » dans la nomenclature internationale) soit environ 40 % de la tranche d’âge à laquelle ils appartiennent. La pyramide des âges des différents pays nous permet d’évaluer en 2050 (10 milliards d’habitants) la progression cette tranche d’âge dans laquelle se recrute la clientèle de l’enseignement « tertiaire » (supérieur) et la projection de la progression du taux de participation à ce niveau d’éducation donne entre 400 et 450 millions d’étudiants dans trente ans (avec projection d’au moins 53 % de femmes), sans compter les adultes en formation continue dont la projection mondiale est difficile à évaluer.
Dans ce contexte, personne ne semble douter de la pérennité de l’institution universitaire dans le millénaire qui débute et de la continuité de sa mission au service de ces rêves universels. L’université de Toulouse qui forme les élites de la ville depuis 1229, celle d’Aix Marseille qui produit des juristes depuis 1409, celles de Salamanque (1218) et de Bologne (1088) survivront, soyons-en assurés, alors que les maîtres actuels de l’univers que sont les GAFA, la vilipendée « bande des quatre », rejoindront probablement dans les manuels d’histoire de 2100 ou 2150 les grandes entreprises disparues telles que la Manufacture des Gobelins ou la Compagnie des Indes.
Mais quelque part sur la planète n’y a-t-il pas des cerveaux en train de concocter l’entrée et la prise de contrôle de cet immense marché mondial de l’enseignement supérieur par des entreprises, ou des institutions, dont nous ne connaissons même pas encore le nom, comme au début de ce siècle Facebook, Google, WhatsApp, Amazon, Blackrock, ou Huawei étaient inconnus ? Mais quelles particularités pourraient permettre aux universités de persister dans leur quiétude locale alors que la mondialisation, pour le meilleur et le pire, étend son empire avec l’aide de la technologie, mettant à mal de nombreuses activités locales ?