« On maintient la candidature. C’est serré. » Ashargin Poiré, producteur, dirigeant de la société de production de films Whattheprod ne lâche rien… Il faut dire que l’affaire qu’il vise est particulièrement prestigieuse : thecamp à Aix-en-Provence. Le campus d’innovation conçu par Frédéric Chevalier, au milieu des années 2010, dessiné par l’architecte Corinne Vezzoni et inauguré en septembre 2017 sur le plateau de l’Arbois, est à vendre (lire notre précédent article).
Troisième génération de la « dynastie » Poiré, Ashargin (un prénom puisé dans un roman de science fiction), fils du réalisateur Jean-Marie Poiré (Les Visiteurs, Le Père Noël est une ordure) et petit-fils du producteur historique de Gaumont, Alain Poiré (Les Tontons Flingueurs, La Chèvre, Le Dîner de Cons), est l’un des deux candidats connus à la reprise. L’autre impétrant n’est autre que Kevin Polizzi, l’ex-PDG de Jaguar Network, l’entreprise qu’il a fondée et cédée au groupe Iliad Free en 2020. Tout en conservant 25% de Jaguar Network, il dirige désormais sa holding Unitel, engagée dans de nombreux projets, notamment Theodora, nouveau quartier qu’il créé de toutes pièces dans les quartiers nord de Marseille.
Une histoire de famille
Mais que vient donc faire Ashargin Poiré, lui-même producteur de films et de séries TV, à thecamp ? Il y a d’abord, comme souvent dans les affaires, une explication très personnelle. Si Ashargin a mis les voiles vers la Provence en avril dernier, c’est parce selon lui « l’atmosphère à Paris devenait irrespirable » nous confie-t-il. Mais il y a bien plus que la lassitude de la vie parisienne en temps de crise sanitaire. « Ma femme est marseillaise et je me rapproche ainsi de ma belle famille. » La famille, c’est aussi la relation avec les Pagnol, d’abord entre Marcel Pagnol et Alain Poiré dans les années 40 et suivantes, et aujourd’hui entre les petits-fils, Ashargin (qui prépare un biopic d’animation sur Marcel Pagnol) et Nicolas. « C’est mon grand-père qui a racheté les studios de Marcel Pagnol pendant la Seconde guerre mondiale » nous explique le petit-fils Poiré qui en précise les circonstances : « Durant l’Occupation, il avait été dépêché dans le Sud par Gaumont. Le père de ma grand-mère avait une propriété mitoyenne de celle des Pagnol. Les deux familles sont amies depuis 1942, c’est un vieille histoire de cœur et de famille ici… »
D’autres attaches sont plus récentes et viennent nourrir le projet de reprise baptisé « Whatthecamp. » Il vise à faire ici un lieu d’excellence autour de l’image, de la production à la post-production, en passant par la formation et la réception d’événements. Un nouveau destin avec un nouveau modèle économique pour thecamp qui depuis le décès accidentel de Frédéric Chevalier, deux mois avant l’inauguration de l’équipement, cherche toujours sa voie. La « singularity university » californienne, imaginée par le fondateur d’High co et du Top 20, est devenu un temps un campus du numérique, puis de l’innovation et enfin le « centre de l’innovation positive. »
Thecamp, un modèle fragile plombé par la crise Covid
Malgré une vingtaine de partenaires fondateurs parmi lesquels certains des plus grands groupes français (Sodexo, Air France, Sanofi, Accor, Vinci…) le soutien des banques du territoire, investies dans l’immobilier ou l’exploitation, à coups de millions d’euros (Crédit Agricole Alpes Provence en tête, avec la Caisse d’épargne Cepac et la Banque des territoires sur le foncier) mais aussi de la CCI Aix Marseille Provence, et des collectivités, qui ont soutenu le projet pour un total de 20 millions d’euros (Métropole Aix Marseille Provence, Département, Région Sud, Ville d’Aix), thecamp n’a pas décollé assez vite pour ne pas chuter, trois ans à peine après son lancement, frappé de plein fouet par les conséquences de la crise sanitaire du Covid. Destiné essentiellement à être un lieu d’accueil de formations, d’événements et de séminaires, et d’hébergement pour les campeurs et les hôtes de l’accélérateur Le village by CA, thecamp a vu rapidement ses allées, pelouses, terrains de jeu, espaces de travail, ses amphithéâtres intérieur et extérieur, son hôtel et sa résidence ou encore son restaurant, se vider des visiteurs durant les confinements successifs.
Même si l’activité a un peu repris à partir de septembre 2021, il est désormais indispensable de trouver un repreneur. La recapitalisation de 20 millions d’euros annoncée fin 2020 par le président non exécutif, Olivier Mathiot, n’a été qu’une étape pour maintenir le convalescent sous perfusion. Mais il faut désormais réinvestir avec un projet crédible. Avant la crise, le chiffre d’affaires d’environ 10 millions d’euros était loin d’être suffisant pour financer les coûts. En 2018, la perte atteignait huit millions d’euros…
Whatthecamp, un pôle d’excellence autour de l’image 3e génération
Ashargin Poiré et son consortium d’acteurs du secteur des jeux vidéos, de la formation et surtout de la post-production veulent réveiller le site en renouant avec l’esprit pionnier et créatif du campus tout en lui proposant enfin un modèle économique pérenne. L’idée est donc de créer un pôle d’excellence autour de l’image. « Et le cinéma est finalement peu représenté dans le projet » explique Ashargin Poiré ce jeudi 10 mars lors de l’entretien qu’il a accordé à Gomet’. « Il s’agit surtout de développer des activités autour du jeu vidéo, du métaverse (méta-univers interactifs, NDLR), de la blockchain, de l’intelligence artificiellev, de l’hologramme, de la post-production ou encore de l’animation et de la publicité. » Le projet « Whatthecamp » propose ainsi d’héberger des studios de production et de formation : « nous voulons implanter des écoles de « game art design » et des écoles de « coding programing. » Le groupe Mediaschool, déjà implanté dans nombreuses villes dans le monde, dont Marseille, est sur les rangs avec la volonté affichée d’implanter de nouveaux programmes, pas encore présents dans la métropole comme MediaSport ou Supdeprod et une formation dédiée au management du luxe et du « green management. »
« thecamp : c’est quoi ce truc de dingue ? »
« Ma femme m’en a parlé il y a trois ans. Elle avait vu un article. Elle lit beaucoup. Elle est très curieuse. Elle a fait les Beaux Arts et elle adore l’architecture aussi. On se disait : « mais c’est quoi ce truc de dingue ? » Quand je suis arrivé à Aix, mon associé m’en a parlé, en me disant qu’il y avait une opportunité de proposer un projet. On a eu un coup de cœur énorme. thecamp est une vitrine. Il suffit de la montrer, même en Asie, et tout le monde veut venir ! » Ashargin Poiré
Le projet associe différents partenaires locaux comme la société Ecotonia (Eguilles), spécialiste des études environnementales pour les collectivités et Secoya (Rognes) qui réalise des éco-tournages. L’un des trois associés du projet est Stéphane Sellam Thomassian, président d’Arias Finance, spécialiste du private equity et des montages financiers de projets immobiliers. Pour remporter l’adhésion des actionnaires de thecamp, Ashargin Poiré fait aussi valoir son réseau professionnel national voir international. Le troisième associé, Loïck Tanguy, est un ancien de Vivendi, où il fut directeur markéting. Il est également passé par Disney, Mattel ou encore Virgin et Activision et dispose d’une grosse expérience sur les marchés étrangers.
Des écoles spécialisées et studios internationaux sont d’ailleurs évoquées dans Whatthecamp en provenance de Chine ou de Corée. Dans le domaine de la formation, outre Mediaschool, Ashargin Poiré et son équipe annonce l’arrivée de l’école New3Edge déjà basée à Paris. Les studios pressentis s‘appellent The Yard VFX, Red Door Digital, Meta et Unreal Engine dans les jeux, les images de synthèse, la réalité virtuelle et augmentée, et les effets spéciaux, Titrafilm (Nicolas Pagnol) et Whattheprod dans les films et l’animation. « Nous voulons construire une filière d’excellence pour la production des images de troisième génération » insiste Loïck Tanguy. Ce dernier explique que la troisième génération d’images (monde 3D et virtuel, métaverse) intervient après la révolution de l’Internet (2e génération qui a succédé à l’image de simple flux, de point à point (TV et cinéma).
Des emplois et une extension immobilière
« Nous avons un très beau projet qui va créer des emplois » affirme Ashargin Poiré. Les associés parlent de 800 postes d’ici à 4 ans et 700 de plus trois ans plus tard. « On construit un campus, on va créer un écosystème en agrandissant le périmètre, notamment, côté nord sur le relais Saint-Pons pour mêler aussi les générations avec des logements seniors et un village bio en circuit court. » Ce projet d’extension compte sur les emprises communales déjà constructibles et sur d’autres à intégrer au plan local d’urbanisme nous précise Stéphane Sellam Thomassian. Selon lui, une centaine d’hectares serait accessible autour du site actuel pour développer 12 000 m2 supplémentaires de bâti dans le cadre d’une extension à l’horizon de trois à cinq ans.
L’ensemble du projet se veut éco-responsable. « Aujourd’hui c’est le challenge ; dans deux ans les taxes carbone vont coûter très cher aux studios comme Netflix, Canal + ou TF1 » d’où la nécessité de travailler avec des partenaires « green ».
« L’intérêt de thecamp c’est de pouvoir accueillir sur place les studios et le travail de post-production son et images, loger les équipes, tout en étant complémentaire des sites de tournages. Les studios auront ainsi tous les outils sur place. Ils peuvent aller tourner à Martigues, Marseille ou Cassis, et compléter leur fabrication à thecamp » détaille Ashargin Poiré. Whatthecamp compte aussi proposer de nombreux services avec tous les équipements déjà présents mais aussi des nouvelles prestations parallèles comme de l’aide à l’implantation avec l’association Mediaclub. Il s’agit également de développer l’activité évènementielle. « On veut accueillir ou organiser des festivals. L’un d’entre eux veut produire un partie de sa programmation ici. Et nous amenons un festival de cinéma. Nous aimerions faire aussi des lancements de marques de luxe. Nous nous sommes rapprochés d’une grosse société française d’événementiel qui pourrait créer une antenne ici » confie encore le producteur.
Whatthecamp : 60 à 120 millions d’euros réunis
Les promoteurs du projet Whatthecamp assurent disposer des moyens financiers de leurs ambitions. Pour le démontrer, ils veulent désormais pouvoir présenter complètement leur offre dans un cadre clairement établi. « Nous voulons que l’on nous ouvre une période d’exclusivité pour montrer nos garanties et les fonds associés aux lettres d’intention, ce que nous n’avons pas pu faire jusqu’à présent » explique Stéphane Sellam Thomassian, contrairement à Kevin Polizzi qui a bénéficié d’une période de trois mois d’exclusivité l’année dernière » souligne ce spécialiste de l’immobilier. Les associés parlent d’un investissement compris dans une fourchette de 60 à 120 millions d’euros en provenance de plusieurs gros fonds d’investissements, notamment immobiliers. Certains investisseurs, qui viennent dans la région pour le Mipim (le salon de l’immobilier professionnel se déroule du 15 au 19 mars à Cannes) sont attendus à Aix cette semaine pour visiter le site et confirmer leur intérêt.
Le consortium Whatthecamp mise aussi sur le momentum favorable ouvert par Emmanuel Macron le 2 septembre dernier lors de son discours “Marseille en grand”. Le président de la République a beaucoup insisté sur le potentiel de développement métropolitain des industries créatives et a aussi inscrit la filière dans les priorités de l’ambition Industrie 2030. « C’est déjà la 2e région où il y a le plus de tournages en France. C’est évidemment une région magnifique, avec une lumière et un ensoleillement qui rappellent ceux d’Hollywood. Il y a un vrai lien avec le cinéma, et tant de films le rappellent » observe Ashargin Poiré qui relève aussi « l’identité locale très forte, que les Parisiens respectent et envient beaucoup, quoique l’on en pense. Moi je suis entre les deux et j’en suis très content. »
« C’est le moment ou jamais de faire cet Hollywood du Sud dont tout le monde rêve.»
Ashargin Poiré
Tous les atouts sont donc réunis selon ce professionnel du secteur pour réaliser « ces grands studios de la Méditerranée » qu’appelle de ses vœux Emmanuel Macron. « Il n’y a aucun doute. C’est le moment ou jamais de faire cet Hollywood du Sud dont tout le monde rêve. Luc Besson a essayé mais ce n’était pas le bon timing. »
Reprise de thecamp : dernière ligne droite ?
Ces derniers jours, la compétition pour la reprise de thecamp semble s’être accélérée. Une réunion, tenue en début de mois, en présence d’une partie des actionnaires et créanciers n’aurait pas permis de dégager de consensus. « Nous bénéficions du soutien du monde économique alors que Kevin Polizzi a celui des collectivités » avance Stéphane Sellam Thomassian. Kevin Polizzi refuse pour l’instant de donner plus d’informations sur son projet pour thecamp évoquant auprès de Gomet’ « des accords de confidentialité ». Il confirme cependant son intérêt et ses ambitions pour le campus : « Je souhaite respecter mes engagements dans le cadre de la restructuration de ce dossier » déclare-t-il.
Interrogée par Gomet’, Corinne Vezzoni, l’architecte marseillaise qui détient un droit sur l’œuvre architecturale, souhaite que le projet qui sera retenu soit respectueux du site et de ses valeurs. « Frédéric Chevalier a choisi ce lieu pour son environnement naturel. Nous avons tout fait pour prolonger le dialogue des bâtiments avec la nature. »
Liens utiles :
> L’actualité de thecamp dans les archives de Gomet’
> Le site officiel de thecamp