« La décarbonation ou la transition énergétique ne doit pas être seulement acceptable, elle doit devenir désirable. » C’est par cette formule percutante que François Gemenne, co-auteur du 6e rapport du GIEC, a ouvert la matinée organisée ce mardi 3 juin, par Engie et son directeur régional, Ludovic Parisot.
Une matinée soutenue par le Medef Sud, l’UPE13, Polytech Marseille et l’ENSA-M, accompagnée par Gomet’ Media, et qui portait sur « Les défis de la décarbonation tertiaire en région Sud », en écho à la réunion organisée le 12 décembre dernier, à Martigues, sur le thème de la décarbonation dans le secteur industriel.
Dans la grande salle de La Coque, à Marseille, bien remplie, chercheurs, urbanistes, promoteurs, architectes et autres énergéticiens locaux ont cette fois confronté leurs visions pour accélérer la décarbonation du secteur tertiaire, un pilier encore sous-exploité de la stratégie climatique.
François Gemenne a ouvert la journée avec une allocution aussi inspirante que pédagogique. Il ne s’agit pas d’une crise passagère, a-t-il ainsi martelé, mais d’une transformation structurelle. Les hausses de température sont là pour durer. « Nous ne verrons pas les températures baisser de notre vivant. La transition, c’est définir ensemble une nouvelle normalité. » Cette prise de conscience oblige à penser la transition non comme une urgence ponctuelle, mais comme la création d’un nouveau paradigme.
Décarbonation du tertiaire : un levier puissant de visibilité et de désirabilité
Pour lui, la transition écologique doit ainsi s’inscrire dans les réalités du quotidien. Si les débats sur l’habitabilité de la planète peuvent sembler abstraits, ceux sur le logement, le travail ou la mobilité parlent immédiatement aux citoyens. Et c’est précisément là que le secteur tertiaire prend toute son importance. Il ne suffit plus de faire « accepter » des mesures écologiques. Il faut les rendre attractives, visibles, désirables. Et pour cela, le tertiaire est une vitrine idéale : un bâtiment rénové, c’est un confort accru, une facture allégée, une qualité de vie améliorée.
Bureaux, établissements scolaires, commerces, infrastructures publiques : tous ces bâtiments représentent des leviers directs d’action, visibles, mesurables et porteurs de co-bénéfices évidents pour la population. La décarbonation du tertiaire devient donc une opportunité de transformation positive – un levier pour « faire atterrir la transition » dans le concret, et redonner un sens collectif à un combat souvent perçu comme lointain ou subi.
Un glissement sémantique qui a des conséquences politiques et sociales considérables. Car c’est dans l’évidence du bénéfice – un confort accru, des économies d’énergie, une meilleure qualité de vie – que les citoyens et les entreprises trouveront le moteur de leur engagement.
Des freins persistants : cadre fiscal, financement et ressources humaines
Malgré tout, les freins restent nombreux. Le climatologue les identifie clairement. Un cadre réglementaire instable : « Ce cadre a évolué des dizaines de fois ces dernières années. On ne peut pas bâtir une stratégie sur du sable mouvant. » Mais aussi un manque de financements mobilisables : « Je ne peux pas me résoudre à cette situation où l’on ralentit la rénovation énergétique au motif qu’on n’a plus d’argent. Or, l’épargne des Français dort dans les banques : 6 000 à 8 000 milliards d’euros. » Enfin, un déficit de compétences disponibles : les PME du bâtiment peinent à recruter. Or, « les vrais héros de la transition, ce sont ceux qui posent des panneaux solaires, installent des pompes à chaleur, changent les châssis. Ce sont eux qui font baisser les émissions jour après jour. »
Un nouveau diplôme à Polytech Marseille
Romain Laffont, le directeur de Polytech Marseille, l’a annoncé ce lundi 3 juin : dès la rentrée prochaine, l’école ouvrira un nouveau diplôme en “écologie industrielle et environnementale”. « La transition énergétique est un enjeu important que l’on souhaite continuer à accompagner, a-t-il expliqué. On souhaite continuer à former les ingénieurs de demain qui seront en capacité de transformer les entreprises de l’intérieur dans leur transition industrielle et environnementale. C’est toute la pertinence de ce nouveau diplôme. »
François Gemenne propose alors plusieurs pistes concrètes, comme l’affectation des crédits à la rénovation non plus aux personnes, mais aux biens : « Cela les transformerait en crédits d’infrastructure, et non plus en dettes individuelles. » Mais aussi réformer la fiscalité successorale pour inciter à la rénovation, ou encore valoriser socialement les métiers de la rénovation énergétique.
La ville, levier d’innovation et d’égalité
Jérôme Dubois, professeur à l’Institut d’urbanisme et d’aménagement régional, a poursuivi cette réflexion en replaçant le décret tertiaire, qui impose une réduction de 60 % des consommations énergétiques dans les bâtiments à usage tertiaire d’ici 2050, dans le contexte plus vaste des politiques publiques. « Tous les secteurs n’ont pas le même effort demandé. Le bâtiment est ciblé car il représente 28 % des émissions. »
Bref, ce décret ne doit pas être perçu comme une fin en soi, mais comme un point d’entrée dans une réinvention plus large du bâti : « Le décret ne prend en compte qu’une partie du cycle de vie du bâtiment. Il faut penser usages, mutualisation des espaces, sobriété foncière. » Et de lancer une proposition audacieuse : « Peut-on envisager un plafond de m² par habitant, comme outil d’équité ? »
Surtout, Jérôme Dubois alerte sur les limites d’une approche trop technocratique : « Le meilleur bâtiment, c’est souvent celui qu’on ne construit pas. » Il appelle à intégrer l’usage, la mixité fonctionnelle, le recyclage urbain. « Une école peut devenir lieu de spectacle le soir. On doit penser les bâtiments pour plusieurs vies. » Il souligne aussi la dimension territoriale de la transition énergétique : « Marseille ne pourra jamais couvrir ses besoins en ENR seule. Il faut inventer des solidarités territoriales avec les communes rurales. »
Soutenir l’action locale à grande échelle
Pour Yves Le Trionnaire, directeur régional de l’Ademe, le temps des expérimentations est révolu : l’heure est à la massification : « Nous devons passer de l’exemplaire au massif. » La transition ne peut plus reposer sur quelques projets pilotes. Elle doit embarquer les 150 000 entreprises de la région, dont la majorité sont des TPE ou PME.
« Ce n’est plus l’heure de convaincre. Les chefs d’entreprise viennent nous voir en disant “au secours, aidez-nous !” », affirme-t-il. L’objectif est d’aider ceux qui veulent agir mais ne savent pas par où commencer. D’où un appel à projets pour financer des conseillers spécialisés, capables d’accompagner les entreprises sur leur territoire : « Nous espérons en recruter 15 à 20 dans la région. »
L’Europe comme aiguillon…
Ludovic Parisot, directeur régional d’Engie, rappelle l’ampleur de la transition à venir avec le paquet « Fit for 55 » de l’Union européenne : dès 2030, chaque citoyen et chaque entreprise recevra sa propre « facture carbone » : « Ce n’est pas un concept, c’est une réalité budgétaire imminente. » Une réalité budgétaire qui renforcera mécaniquement, selon lui, l’intérêt de la performance énergétique, de l’auto-consommation et de la décarbonation pour préserver la valeur des patrimoines immobiliers : « Un bâtiment mal rénové sera invendable ou inlouable demain. »
Il plaide pour des montages innovants, citant l’exemple du réseau Thassalia : « Une géothermie marine décarbonée à plus de 75 % qui chauffe ou refroidit 100 000 m² d’immeubles. Une illustration concrète de ce que peut produire une approche collective. »
… l’architecture comme moteur du désir
Enfin, Corinne Vezzoni, architecte (l’agence Corinne Vezzoni&associés), incarne ce basculement de la contrainte vers le désir. Plaidant pour une architecture de la sobriété heureuse (compacité, mutualisation des surfaces, végétalisation…), elle montre, images à l’appui, que l’architecture peut donner corps à la transition, comme dans son projet d’archives et bibliothèque départementale : deux bâtiments sur un même site, un seul hall, un jardin en plus pour le quartier. « Moins de foncier consommé, plus de qualité pour les habitants. On propose du mieux, pas du moins. Offrir du vide, du paysage, du bien-être. »
Elle travaille aussi sur la reconversion des zones commerciales : « Elles sont les friches du XXIe siècle. On peut y créer des quartiers mixtes, denses, accessibles et décarbonés », s’enthousiasme-t-elle.
A suivre, le compte-rendu de la deuxième table-ronde consacrée
à « La décarbonation, les réalités tertiaires face à l’urgence climatique »
Une autre façon de dire qu’il ne s’agit plus simplement de rénover des murs, mais de réinventer nos modes de vie. L’heure est à l’action coordonnée, au dialogue entre collectivités, entreprises, chercheurs, citoyens. La rénovation du bâti tertiaire est un levier central pour concilier climat, justice sociale et compétitivité. Elle incarne une vision de la transition non punitive, mais valorisante. « On oppose fin du mois et fin du monde. Mais avec la rénovation, on fait les deux », conclut François Gemenne. Le sens de la formule, encore.
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