Gomet a interviewé pour vous Jean-Philippe Goiran, chercheur au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) spécialiste de géoarchéologie littorale, participant actif aux recherches à Tyr (ville du Liban inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco), lors de sa récente venue à Marseille. Il nous relate le passionnant communiqué scientifique du 15 janvier 2024, qui fait avancer les connaissances portuaires antiques à l’est de notre Méditerranée, et nous rappelle que le trait côtier est mouvant au cours du temps, sous l’influence des éléments et des hommes.
Docteur Jean-Philippe Goiran, quel est votre parcours ?
Jean-Philippe Goiran : Né à Toulon, j’ai grandi à La-Londe-Les-Maures. J’ai fait mes études de géographie à l’Université d’Aix-Marseille et ma thèse au laboratoire du Cerege (Centre européen de recherche et d’enseignement des géosciences de l’environnement) à Aix-en-Provence, avec le professeur Christophe Morhange (Cerege, Institut Méditerranéen de recherche avancée Imera à Marseille, directeur de rédaction de la revue scientifique de géographie Méditerranée, membre de l’Institut Universitaire de France).
A ce jour et depuis 20 ans, je suis chercheur au CNRS et rattaché au Laboratoire Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée. Je suis spécialiste de géoarchéologie littorale. J’étudie l’évolution des paysages côtiers, l’histoire des ports antiques et la remontée du niveau marin en lien avec le réchauffement climatique (comme c’est le cas proche de nous en Camargue, évoquée dans une autre étude scientifique publiée en décembre, que Gomet’ a également relayée cette semaine). L’un de mes axes de travail le plus intéressant concerne la recherche des cités portuaires disparues de Méditerranée.
Souvent, au cours du temps, les paysages côtiers ont changé. Sur plusieurs millénaires, les cours d’eau ont apporté des alluvions, des sédiments, qui sont venus recouvrir en partie ou totalement des cités portuaires antiques abandonnées. C’est sous la terre qu’il faut alors rechercher les vestiges archéologiques. Les recherches se réalisent en trois étapes. D’abord, avec l’utilisation de drones munis de capteur infrarouge proche. Ensuite, par des prospections géophysiques (radar qui sondent le sous-sol). Puis, par l’utilisation de carottages qui vont extraire des archives sédimentaires de plusieurs dizaines de mètres. Ces carottes sédimentaires sont ensuite étudiées en laboratoire. Des échantillons sont prélevés pour réaliser des datations au radiocarbone. La chrono-stratigraphie est une phase capitale dans l’étude du passé. Enfin, les archéologues décident ou pas de réaliser des fouilles pour mettre à jours des vestiges.
Quels sites méditerranéens avez vous principalement étudiés ?
Jean-Philippe Goiran : Depuis une vingtaine d’années, en collaboration avec diverses universités, j’ai travaillé en Egypte sur le delta du Nil pour retrouver un port hyksos, à Alexandrie où le port se situe par 6 mètres de profondeur ; en Tunisie, pour les ports dits puniques, dont certains restent introuvables ; en Grèce, près d’Athènes pour les trois ports du Pirée. En Italie, sur le port d’Ostie dont l’emplacement, en rive gauche du Tibre, restait incertain (avec l’Ecole Française de Rome et la Surintendance Archéologique Italienne) ; en Toscane, sur les ports étrusques que nous recherchons sous la terre, mais aussi en mer, dans les eaux territoriales italiennes, avec un navire de l’Ifremer.
Egalement en France, sur le double tombolo de Giens, sa lagune et le site d’Olbia (avec l’équipe archéologique d’Olbia, le Cerege, l’Université de Montpellier, la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, le Centre Camille Jullian, le Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines, le Parc National de Port-Cros, le Conservatoire du Littoral, la Métropole Toulon Provence Méditerranée, la mairie de Hyères, les Salins d’Hyères). Plus récemment, en dehors de la Méditerranée, en Asie du Sud-est, pour retrouver les ports de la route de la soie maritime, le site de Banda Aceh à Sumatra en Indonésie, et en Thaïlande. Dans ces régions, ce sont souvent des tsunamis de grande ampleur qui sont venus détruire ou recouvrir de sédiments des sites portuaires côtiers.
Racontez-nous la récente découverte du port antique phénicien de Tyr à laquelle vous avez participé
Jean-Philippe Goiran : Sur le site archéologique de Tyr, au sud-Liban, dans l’ancienne Phénicie, seuls les ports antiques romains et hellénistiques avaient été découverts. Notre équipe de scientifiques français (Centre National de la Recherche Scientifique-CNRS, Université de Lyon 2, Maison de l’Orient et de la Méditerranée) et libanais (Directorate General of Antiquities, Liban) a élargi la zone de prospection sous-marine à la recherche de structures portuaires antiques immergées. Les scientifiques ont mené une campagne de carottages profonds, pour sonder le secteur oriental, aujourd’hui ensablé, de l’ancienne île phénicienne de Tyr. Sous l’eau, ils ont découvert une longue structure portuaire de 180 mètres, immergée par trois mètres de fond, composée de blocs de taille phéniciens. Plus au nord-est, les carottages révèlent une séquence argileuse, typique d’un faciès portuaire, et datée par la méthode du radiocarbone de l’époque phénicienne. La combinaison de ces deux éléments (structure et bassin) confirme ainsi la présence du port phénicien perdu.
Construire des ports durables sur les côtes est une entreprise difficile car les côtes font partie des paysages les plus dynamiques et les plus rapidement changeants sur terre. De plus, la construction de structures côtières change la dynamique littorale, de sorte que les nouvelles structures peuvent affecter les plus anciennes. Ce problème est bien documenté de nos jours, mais a été un problème récurrent depuis l’Antiquité. Il est intéressant d’étudier les cas antiques qui permettent de mettre en perspective des siècles d’évolution côtière pouvant documenter les interférences humaines sur l’environnement.
L’histoire portuaire de Tyr (Liban), qui s’étend sur 3500 ans, est une histoire d’interférences successives de l’homme sur l’environnement avec des déplacements d’infrastructures. La ville de Tyr a été fondée sur une petite île côtière d’où elle a résisté à des sièges et à des invasions pendant des siècles. Pourtant, en 332 av. J.-C. Alexandre le Grand réussit à conquérir l’île après avoir construit une chaussée de 750 m de long. Cette chaussée a interrompu le transit littoral de sable, le forçant à s’accumuler contre la chaussée et sur celle-ci, créant ainsi un isthme sableux (un tombolo) qui a connecté Tyr à la terre ferme depuis lors.
Le tombolo a profondément altéré les aménagements de Tyr et de ses ports. Les auteurs antiques Strabon et Arrien indiquent que la ville phénicienne avait deux ports, l’un ouvert sur le nord (le port dit « sidonien » ou « Port d’Astronoë »), et l’autre ouvert sur le sud (dit port « égyptien »). Le port antique nord, rempli de sédiments hellénistiques et byzantins, est clairement identifié sous le port moderne de Tyr. En revanche, le port antique sud n’existe plus aujourd’hui et diverses hypothèses ont été émises depuis les deux derniers siècles sur son emplacement.
Présentation des résultats scientifiques
Près du cap nord de la cité insulaire de Tyr, un brise-lames de facture phénicienne, daté du VIe-IVe siècle av J.-C., est étudié lors de fouilles sous-marines régulières depuis plus d’une vingtaine d’années. Un ouvrage similaire à ce brise-lames phénicien a été découvert près du cap sud de la cité insulaire en 2019 (Goiran, et al., 2021) par une équipe de chercheurs de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée (laboratoire Archéorient et Hisoma), Université de Lyon 2, CNRS (Figure 1 ci-dessous). Des carottages effectués à terre ont révélé la présence derrière le brise-lames de sédiments typiques de fond de bassin portuaire (Brocard et al., 2024). L’ouvrage récemment découvert est donc considéré comme une protection du port égyptien de Tyr.
Le bassin portuaire pourrait couvrir une surface de l’ordre d’un hectare (100mx100m), au sud du complexe des bains romains (Figure 2 ci-dessous). Il apparaît que les structures du port phénicien sud de Tyr ont été enfouies sous les sables pendant les périodes hellénistique et romaine, permettant aux romains d’utiliser le cap sud-est de l’île de Tyr pour l’aménagement des bains romains monumentaux. L’équipe scientifique suggère que l’antique port sud a dû être abandonné face à la progression rapide du tombolo sableux durant les siècles suivant la construction de la chaussée d’Alexandre, et que la zone a ensuite été reconvertie. Par ailleurs, la campagne de carottages a aussi révélé la présence de sédiments portuaires qui semblent correspondre à l’ancien port nord (Figure 2 ci-dessous). Ce port dit « sidonien » a également dû être abandonné et relocalisé à son emplacement actuel plus au nord du tombolo et protégé par le brise-lames nord.
Il est probable que l’évolution du trait de côte ait été influencée par les aménagements de Tyr bien avant la conquête d’Alexandre. Tyr a démarré comme un petit avant-poste en mer de la ville d’Ushu, Paléotyr (Vieux Tyr), établie sur la terre ferme en face de l’île. Le développement urbain et portuaire n’a réellement démarré sur l’île qu’à partir de 1500 av. J.-C. Quelques îlots ont sans doute été interconnectés, agrandissant ainsi l’île initiale et offrant une meilleure protection contre les houles du large sur sa face orientale (celle qui regarde la terre), de sorte que vers 1350 av. J.-C. le roi tyrien Abimilky avait des navires de guerre dans un proto-port à l’abri de l’île. L’ensablement oriental de l’île a alors progressé avec la formation d’un banc de sable sous-marin mis en place sous l’effet de la réfraction et de la diffraction de la houle autour de l’île. Durant les siècles suivants, le proto-port a probablement été transformé pour former les deux ports de part et d’autre de l’isthme en croissance schématisé sur la Figure 2 ci-dessus.
Bibliographie / sources :
- J-P. Goiran, et al., 2021, Evolution of Sea Level at Tyre During Antiquity, BAAL 21, 2021, (p 305-317).
- Gilles Brocard, Jean-Philippe Goiran, Arthur de Graauw, Stoil Chapkanski, Arnaud Dapoigny, Emmanuelle Régagnon, Xavier Husson, Aurélien Bolo, Kosmas Pavlopoulos, Eric Fouache, Ali Badawi, Jean-Baptiste Yon, 2024, Growth of the sandy isthmus of tyre and ensuing relocation of its harbors, Quaternary Science Reviews, Volume 324 (Croissance de l’isthme sablonneux de Tyr et déplacement de ses ports qui s’ensuit)
- Communiqué “Le port antique phénicien de Tyr enfin retrouvé”, publié le 15 janvier 2024
Et maintenant ?
Un partenariat entre les équipes françaises financées par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR / Aquatyr) et la Honor Frost Foundation britannique est en cours de préparation afin de mieux documenter ces découvertes majeures. Il inclut la poursuite des carottages à terre le long de la péninsule et des fouilles sous-marines du brise-lame de facture phénicienne.
Mais qui sont les Phéniciens
Rappelons que les Phéniciens sont un « peuple sémitique de l’Antiquité. Les Grecs furent les premiers à nommer Phéniciens les habitants de la bande côtière syro-palestinienne (correspondant à l’actuel Liban). Se désignant eux-mêmes comme Sidoniens ou Tyriens, du nom des cités Sidon et Tyr de ce petit territoire, les Phéniciens ont donné naissance à une brillante civilisation et colonisé toute la Méditerranée » selon Larousse. Puissante cité maritime et commerciale idéalement située, dont la prospérité venait, outre de sa marine, de la pourpre, du verre et du bois de cèdre, Tyr est à l’origine de comptoirs commerciaux prospères, comme Carthage, rivale vaincue de Rome.
Chronologiquement, la fondation de Tyr serait contemporaine de la construction des pyramides d’Egypte et de la découverte du bronze vers 2750 avant J.C. L’exploration phénicienne des côtes méditerranéennes, d’est en ouest, remonte à 1200 avant J.C. Au Vie siècle avant J.C., à l’époque de la fondation de Marseille par les Phocéens, Tyr est défaite par le roi de Babylone Nabuchodonosor, avant de retrouver la prospérité. Puis Tyr sera détruite par Alexandre le Grand en 332 avant J.C. (comme expliqué ci-dessus) et les cités phéniciennes passeront sous contrôle romain au Ier siècle avant J.C. Depuis le XXe siècle (1920), après la domination ottomane, Tyr fait partie de la république libanaise. Aujourd’hui, elle s’appelle Sûr et est une petite ville de 40 000 habitants, dont l’économie est axée sur la pêche et le commerce de poteries et évolue selon les crises politiques du Liban et les guerres régionales….