Personne n’avait anticipé cela. Dans un premier temps, c’est même l’euphorie qui a gagné les responsables européens. Nous étions décidément les meilleurs, et ce que nous avions fait devait aussitôt et naturellement s’étendre à l’ensemble du continent européen, rassemblé enfin dans une maison commune. L’élargissement sans limite de la construction européenne relevait ainsi d’une évidence, au point qu’il devenait normal de se préparer à y inclure la Turquie dont la dimension européenne ne tient qu’à un petit lambeau de terre, rescapé postcolonial de l’effondrement de l’empire ottoman en Europe et dont la civilisation n’avait rien à voir avec celle de l’Europe, si ce n’est justement un affrontement civilisationnel séculaire. Mais qu’importe. Peace and love. La géopolitique ancienne était l’apanage des grincheux. Le marché unique et les normes communes de production s’imposaient comme seul horizon politique. La « fin de l’histoire », que certains théorisaient justement à ce moment-là.
Remise en cause de la social-démocratie et de la construction européenne : deux faces d’une même crise ?
Le réveil ne pouvait être que brutal et douloureux. Nous y sommes. C’est pour cela que les deux questions à l’origine de ce livre se posent, sans plus d’échappatoire possible. Et aussi parce qu’existe un lien entre elles. Comme si la remise en cause de la social-démocratie et celle de la construction européenne étaient les deux faces d’une même crise. Celle provoquée par un monde en pleine mutation en raison de la disparition de l’Union soviétique, suivie de la volonté des responsables de la Chine communiste d’insérer désormais leur pays dans l’économie mondiale. Ce dégel post-guerre froide a eu un effet semblable à celui d’une formidable tectonique des plaques.
Une nouvelle mondialisation s’est peu à peu mise en place, a redistribué toutes les cartes et ce faisant est venue bousculer des équilibres que l’on avait crus inébranlables. En Europe, une fois la phase d’euphorie soldée par une réalité faite de délocalisations, d’effondrement industriel, de chômage massif entraînant la mise en cause des systèmes de solidarité, l’idée s’est insinuée que cela ne pouvait plus durer. Ce n’était pas faux. Mais aussi, que ce qui avait fait notre bonheur et notre honneur, cette idée de solidarité entre nous et au sein d’une Europe institutionnelle en construction, était en train de nous affaiblir, de se retourner contre nous, nous exposant sans protection à un monde redevenu dangereux.